Je dois à l'extrême obligeance de M. Gilbert Gardes, le grand
spécialiste des monuments français, tant à Lyon qu'à
Strasbourg et ailleurs, d'avoir eu connaissance d'un projet de
Pradier resté à ce jour absolument inconnu. Il s'agit d'une
esquisse en plâtre pour le monument du général Jean-Baptiste
Kléber à Strasbourg.
Dans un important ouvrage à paraître intitulé Mémoire sculptée de Strasbourg, M. Gardes retrace en détail l'histoire du monument, érigé en 1840.
Jean-Baptiste Kléber, né à Strasbourg en 1753, général en
chef de l'armée d'Egypte, fut assassiné au Caire le 14 juin
1800 par un fanatique musulman. Son corps embaumé, rapatrié
en France l'année suivante, reposa dix-huit ans au Château d'If à
Marseille avant d'être inhumé dans un caveau de la cathédrale
de Strasbourg en attendant qu'un monument s'élève sur une place de la ville pour l'accueillir définitivement. Dès 1819 une
première compétition restreinte suscita plusieurs projets, dont
trois présentés par l'architecte parisien Achille Leclère, qui
s'était acquis la collaboration de David d'Angers. Mais aucun ne
trouva grâce aux yeux du gouvernement et l'affaire en resta là
pendant plusieurs années. Un nouveau concours ouvert le 14 juin 1834 attira la participation de vingt sculpteurs, dont Antoine Desbufs (secondé par le jeune Viollet-le-Duc), J.-J. V. Elshcht, François Lanno, Henri Lemaire, Charles Seurre et les deux Barre, père et fils. Pradier aussi se mit sur les rangs. Au programme: une statue pédestre de 8 pieds en uniforme de la campagne d'Egypte flanquée de deux bas-reliefs, le tout pour le prix de 32 000 francs, fonte comprise mais bronze fourni. Les modèles en plâtre au cinquième d'exécution devaient être présentés avant le 1er décembre 1834 pour être jugés le 8 février suivant.
M. Gardes a bien voulu me communiquer deux lettres inédites du
sculpteur relatives à sa participation à ce deuxième concours.
Écrites à quatre jours d'intervalle, elles sont adressées
toutes deux à « Monsieur Chopin d'Arneville, préfet de
Strasbourg ». En voici la première, datée par Pradier de
Paris, 23 novembre 1834:
Monsieur le Préfet,
J'ai
l'honneur de vous adresser une petite caisse qui vous
parviendra par la diligence, elle contient une esquisse en
plâtre représentant le Général Kléber. Le désir que
j'ai d'être chargé de l'exécution de cette statue
m'encourage à subir les conséquences presque toujours
fâcheuses, tant pour l'artiste recommandable que pour le
travail, dans les concours, parce que, 1ment il n'y a que des
artistes qui n'ont rien à perdre qui se
risquent, ou de jeunes élèves qui se font retoucher leur
ouvrage par leur Maître. Nous avons l'exemple sous les yeux.
Aussi que tel qui a réussi à faire bien une esquisse ne
peut l'exécuter en grand et tel maître qui a été moins
bien inspiré d'abord change à volonté et améliore son
ouvrage en l'exécutant, etc.
Il est donc à désirer que le jury
nommé pour ce concours, pèse dans sa sagesse les
observations que j'ai l'honneur de vous soumettre pour le
bien de ce monument et choisisse un artiste qui inspire toute
la confiance possible par sa réputation, et que son nom
gravé sur ce monument soit aussi une célébrité. Si par
hasard, Monsieur le Préfet, j'étais le seul dans ce
concours dont le nom pût vous intéresser, je vous prierais
d'avoir l'extrême bonté de m'accorder votre protection et
d'agréer les sentiments distingués de reconnaissance de
celui qui a l'honneur d'être, Monsieur le Préfet, votre
très humble serviteur.
Et il signe de sa signature habituelle, « J. Pradier, statuaire », sans oublier ses titres prestigieux de « M[em]bre de l'Institut, professeur de l'Académie Royale et officier de la Légion d'honneur, etc. ».
Ce n'était pas la première fois que Pradier s'en prenait aux
concours. Ce ne sera pas la dernière, non plus! Au fait, il s'est ingénié durant toute sa carrière à les contourner par tous
les moyens, s'attirant à maintes reprises l'ire des autorités et les foudres de ses rivaux. C'est ainsi que, dans cette même année 1834, à la suite d'une compétition ambiguë qu'il croyait avoir gagnée, il naviguait en plein imbroglio politique pour décrocher la commande du couronnement de l'arc de l'Etoile. De même, onze années plus tard, on le verra écrire en termes presque identiques au maire d'Aigues-Mortes :
Monsieur
J'eusse été heureux, passant par Nîmes ces jours
derniers pour des travaux de sculpture que je vais y exécuter,
de connaître votre projet à l'égard de la statue de s[ain]t Louis
que vous voulez ériger dans votre ville. Je me serais fait un
plaisir d'en aller causer un instant avec vous et vous
détourner, s'il était possible, de l'idée de la mettre en
concours, moyen qui n'a jamais donné un bon résultat dans
les arts et dans ces circonstances, les artistes en 1ère ligne n'acceptant jamais cette
manière d'obtenir des travaux dont ils ont toujours assez pour
ne pas être obligés de lutter avec des élèves ou des nullités,
etc., etc. Mais,Monsieur, vous pouvez hardiment vous reposer
sur une réputation établie par de bons ouvrages. C'est ainsi
que fait le roi, les ministre de l'Intérieur et autres. [...]
Mais revenons à Strasbourg. Ayant appris, on ne sait comment,
que son esquisse n'était pas dans les proportions requises, Pradier reprend sa plume pour défendre sa
cause. Cette deuxième lettre, adressée au même Chopin
d'Arneville, date du 27 novembre 1834 (cachet de la poste) :
Monsieur le Préfet,
Je viens d'apprendre à l'instant que l'esquisse en plâtre que
j'ai eu l'honneur de vous adresser pour le concours de la
statue du général Kléber n'avait pas tout à fait la
grandeur voulue par le programme; j'étais à la campagne et
il n'y a que 8 jours que j'en suis de retour et que j'ai eu
connaissance du concours. Sans connaître le détail du
programme, j'ai fait une esquisse de la grandeur ordinaire
comme pour tout ce que j'ai exécuté pour le gouvernement,
ainsi que pour la statue en bronze de J.J. Rousseau que je
viens de terminer pour la ville de Genève. Je pense
cependant que la proportion de mon esquisse suffira à faire
bien comprendre ma pensée et le sentiment de cette statue
qui du reste doit recevoir dans l'exécution en grand
beaucoup d'améliorations.
Je vous prie donc, Monsieur le Préfet, d'avoir l'extrême bonté de m'appuyer de votre protection, si toutefois la commission faisait quelques observations sur cet oubli qui ne peut être
qu'à mon désavantage, d'ailleurs.
Croyez, Monsieur le Préfet, à ma vive reconnaissance et aux
sentiments distingués de votre très humble et dévoué
serviteur,
J. Pradier, M[em]bre de l'Institut
N.b. Je n'ai pas eu le temps de m'occuper des bas-reliefs à mettre sur les côtés du piédestal. La commission devra décider du choix des sujets avant.
Les arguments avancés par Pradier semblent avoir été entendus, ou du moins son esquisse n'a pas été refusée. Les suffrages du jury iront cependant au projet du sculpteur alsacien Philippe Grass (1801-1876). Coulés en bronze par Honoré Gonon et fils, la statue et les deux bas-reliefs seront livrés à Strasbourg en 1838. L'inauguration du monument aura lieu deux ans plus tard, à l'occasion du 40e anniversaire de la mort de Kléber. En 1940 la statue sera déboulonnée mais laissée intacte par l'occupant allemand. Elle remontera sur son socle en 1945.
Philippe Grass, Monument du général Kléber. Strasbourg. Photo ancienne. |
|
Philippe Grass, Monument du général Kléber.
Strasbourg. État actuel. Photo © EO 2004. |
A ma connaissance l'esquisse envoyée par Pradier à Strasbourg n'a pas été
retrouvée. M. Gardes cite toutefois l'extrait suivant d'un article de presse qui, quoique peu indulgent, permet de s'en faire une idée:
En vérité, parce que
MM. Pradier, Lemaire, Guillot, Barre, etc., nous ont envoyé
des esquisses fort négligées, assez bonnes sans doute,
selon eux, pour d'ignorants provinciaux, fallait-il de toute
nécessité leur donner la préférence sur des rivaux plus
humbles, mais plus méritants? Fallait-il choisir, par
exemple, le modèle Pradier, ce joli petit Kléber à la pose
de maître de danse, au sourire doucereux, à la main
gracieusement arrondie comme pour recevoir des pétitions ou
donner une bénédiction épiscopale?
Si aucun dessin connu de Pradier ne répond à cette
description, les croquis ci-dessous d'un jeune militaire
debout à côté d'un sphinge (allusion à la campagne
d'Égypte) peuvent néanmoins être mis en rapport avec son
projet.
James Pradier (attribué à), croquis préparatoires pour une statue de Kléber (?).
Mine de plomb et encre, 20 x 26.5 cm. Coll. particulière. |
Ces croquis se trouvent au verso d'un dessin (ci-dessous
à gauche) dont la figure centrale rappelle les nombreuses Femmes couchées de Pradier éditées en format
« presse-papiers » (cf. Statues de
chair, p. 266). La figure de femme au bas du
dessin et la curieuse figure masculine (?) dont elle semble
repousser la tête (agrandissement ci-dessous à droite),
s'apparentent vraisemblablement au Satyre et Bacchante exposé par Pradier au Salon de 1834,
l'année même où il exécuta son esquisse pour la statue de
Kléber.
James Pradier (attribué à),
Femme couchée et Satyre et Bacchante. Sanguine et mine de plomb, H. 20 x L. 26.5 cm. Coll. particulière. |
|
James Pradier (attribué à),
Femme couchée et Satyre et Bacchante (détail). Sanguine et mine de plomb, H. 20 x L. 26.5 cm. Coll. particulière. |
A signaler au verso du dessin, au-dessus des croquis du jeune
militaire, la dédicace suivante signée « Michaut »:
« L'Amitié te l'offre, ton talent l'embellira / Ne
pouvant te suivre, que le souvenir te rappelle un sincère
ami ». Le médailleur Michaut ou son fils, tous
deux amis de Pradier, aurait donc offert cette feuille
à un ami ou à un parent après l'avoir reçue du sculpteur (voir
Étude: Une médaille
Louis-Philippe 1830 inconnue).
A lire aussi :
→ Forum:
Le médailleur Auguste-François Michaut, ami et condisciple de Pradier.
→ Article Wikipedia:
Jean-Baptiste Kléber.
|