...comme disait
Steven Spielberg. Premier type de rencontre: l'inquiétant
visiteur ou simplement son engin est
repéré au loin. Deuxième type: on découvre une
trace matérielle de sa présence. Troisième
type: contact direct et physique.
Il me semble parfois que Pradier, lui aussi, vu à travers le
temps, prend l'allure d'un extra-terrestre difficile à saisir
« en chair et en os » . Et pourtant ses
contemporains l'ont vu, de leurs propres yeux vu,
ils l'ont rencontré et lui ont parlé! Je plaisante, bien
entendu, mais parmi ceux qui l'ont fréquenté certains ont
laissé des témoignages oculaires frappants, de véritables
« reportages en direct » qui plantent l'homme là
devant vous, souvent de manière insolite. Ces textes étant
peu connus aujourd'hui, il m'a semblé utile de les réunir
ici sous la forme d'une « anthologie cumulative »
qui s'allongera progressivement, au fur et à mesure qu'ils
me (re)tombent sous la main...
* * *
Pour commencer, voici un petit
portrait croqué sur le vif en 1840 par les auteurs d'une des
toutes premières notices biographiques consacrées au
sculpteur:
Nous avons
quelquefois rencontré M. Pradier. C'est un homme à
manières distinguées, sa physionomie est vive et
spirituelle, on distingue une légère ironie qui
sommeille dans le coin de sa lèvre, mais d'un sommeil si
peu lourd qu'au moindre appel elle doit s'éveiller. Il a
toutes les allures d'un artiste, on le devinerait à le
voir. On le dit bon, affable, prévenant, dévoué,
donnant de bon cur des conseils à qui vient les
lui demander. Il est de plus d'une grande modestie.
Voilà M. Pradier.
1
Maxime Du Camp, dans ses Souvenirs
de l'année 1848, nous livre le récit d'une autre
rencontre dans des circonstances plus mouvementés. On est le
23 février 1848, deuxième journée de l'insurrection populaire
qui mit fin à la Monarchie de Juillet. Du
Camp quitte son appartement de la place de la Madeleine
« pour parcourir la ville et la passer en revue ».
Quelques heures plus tard, il croise Pradier...
Il était quatre heures; je marchais depuis le matin; j'étais
fatigué et je repris le chemin de ma maison. Je rencontrai Pradier
vers la rue du Helder; il était appuyé contre une boutique
fermée et regardait les mouvements de la foule; comme
toujours, il était vêtu de sa veste de velours noir doublée de
soie bleue, à demi drapé dans un de ces manteaux courts
que l'on appelle almavita et coiffé de son célèbre
chapeau tyrolien. Je l'aimais beaucoup et j'allais très
souvent le voir à son atelier de l'Abbatiale. Nous nous
mîmes à causer. - Que pensez-vous de tout cela? me
dit-il. - C'est une niaiserie, lui répondis-je, et je ne
vois là que quelques pauvres nigauds abusés par une
rhétorique imbécile, qui ne méritent que le fouet et
que l'on aura la sottise d'envoyer au mont Saint-Michel.
- Vous voyez les choses en beau, répliqua Pradier; ça
fermente, et tous ces gens-là vont faire une vilaine
besogne. Croyez-moi, si le père Cocarde - c'est ainsi
qu'il désignait invariablement Louis-Philippe - ne remet
pas un peu son Guizot au vert, la garde nationale ira
demain elle-même installer d'autres ministres; c'est la
reine qui est cause de tout cela; elle le soutient dans
son entêtement. - Pradier, depuis quelque temps, était
fort irrité contre le roi; et surtout contre la reine,
qui avait refusé d'acheter une Pietà en marbre, assez
médiocre, du reste, qu'il se voyait forcé de garder à
l'atelier. 2
Pour apprécier pleinement ce récit, il faut le lire dans le
contexte de la correspondance du sculpteur. Car si Pradier,
dans les dernières années de la Monarchie de juillet, s'était
montré de plus en plus hostile au « père Cocarde »,
il n'en a pas moins accueilli 1848 avec méfiance.
Quant à Du Camp, enrôlé peu après cette rencontre dans la
garde nationale, il se trouvera au milieu de la mêlée en juin et
sera légèrement blessé à la jambe. Ce qui ne l'empêche pas
de répondre présent le 29 juillet à la table du
sculpteur. « C'est moi qui ai donné le premier
dîner un peu splendide à Paris », raconte
Pradier au nîmois Jules
Canonge. « Il était composé ainsi: V. Hugo,
Auber, Th. Gautier, Ingres, Zimmermann, Pradier, Du Camp, C. Blanc, Fouque et Marin [...], et les
dames Mlles P. Dameron, Levi, Adeline, Thérèse, etc., etc.
Aussi, de suite, nous voyons renaître les grandes soirées chez le
Général [Cavaignac] et chez le président de la
Chambre, hier soir
[...]. »
* * *
Dix ans plus tôt, en présence du pasteur genevois Jean Gaberel,
Pradier avait tenu un discours tout autre sur la Révolution de 1830 et
sur la famille royale. Gaberel, de passage à Paris en 1838, se
promène avec lui le long de la Seine:
Un jour, traversant
le quai, nous remarquions les boulets de Juillet, encore
incrustés dans la façade de l'Institut:
C'est bien un peu vandale
que cette décharge, lui dis-je.
Bah! c'est sans le vouloir, et, ce
qu'il y a de mieux, c'est que les rapins de l'Ecole des
Beaux-Arts en sont la cause; ils étaient là couchés le
long du parapet, tirant au travers la rivière; on leur a
lancé un boulet et un paquet de mitraille, et le feu a
cessé quand on a vu qu'on pouvait recevoir des taloches
par ricochet. Ah! cette révolution de Juillet, je l'aime
bien; mais, comme artiste, j'ai failli voir en morceaux
une de mes bonnes têtes. Entrons, je vous montrerai
cela.
Nous nous arrêtâmes au Louvre devant
un buste de Louis XVIII:
Vous ne le reconnaissez
pas, dit-il; c'est vrai, il ne ressemble nullement aux
portraits de Louis le Bien-Aimé. Ah! oui, le Bien-Aimé;
c'est ce qui me trompait dans le temps; je me figurais
une grasse figure paterne et souriante. Un jour je me
plaçais de manière à l'étudier de près en face. Il
tourna les yeux sur moi, et son regard étincela en
voyant que je le croquais; la voiture continua; mais je
tenais mon prétendu doucereux. Je fis le buste, il fut
exposé. Dans une visite au salon, Louis XVIII s'arrêta
devant mon marbre. Ah! mais, dit-il, voilà le premier
aritste qui m'ait compris! Ce mélange d'énergie et
d'esprit malicieux dont j'ai saupoudré ses traits lui
avait chatouillé le cur... et je m'en suis bien
trouvé plus tard. En Juillet, ce buste allait être
travaillé à coups de crosses par les amis de la
liberté; il avait déjà reçu cette balafre, lorsque M.
Cailleux, qui, au péril de sa vie, cherchait à sauver
les belles choses, leur dit: Eh! mes amis, qu'allez-vous
faire? respectez donc les traits de Louis XVIII, de
l'auteur de la Charte. C'est vrai! c'est
vrai! vive la Charte! et le buste fust
sauvé. Mon bon Charles X n'a pas eu le même
sort: je passais sous le Louvre; je heurte contre un gros
caillou; je le retourne du pied, et je reconnais la tête
du vieux roi que j'avais achevée six semaines
auparavant. Je ne pus retenir un furieux juron que je
faillis payer cher; des héros de Juillet qui se
trouvèrent là me prirent pour un suspect; heureusement
qu'un de mes rapins me nomma, et je pus continuer mon
chemin.
J'eus de mauvais jours après 1830; non
pas au point de vu des commandes, car la famille royale
me combla, et c'est de cur que je travaille pour
elle; mais les arts étaient envhais par le laid, le
grotesque, le tordu; les belles choses de la littérautre
satanique passaient dans les ateliers, et l'antique, la
perfection de la beauté humaine, c'était du rococo.
Heureusement que les gros bonnets protestent, et quand
cette fièvre aura passé, on comprendra que le seul
avenir possible pour la sculpture, ce sont les formes des
anciens rajeunies par des expressions, une vie nouvelle;
je m'efforce de mettre ces notions dans la tête de mes
jeunes gens; mais le difficile est de ne pas copier et en
même temps de conserver ces belles choses des anciens
temps. On ne les surpassera jamais; c'est la poésie de
la vérité.
Vous m'avez parlé de la
famille royale, lui dis-je; les relations sont-elles
faciles avec les princes.
Ils sont charmants; vrais
amateurs, ils comprennent l'artiste; et le vieux roi,
qu'on dit si avare, il faut voir comme il paie et quel
prix il sait mettre à ce qu'il donne; mais il veut du
beau, et tous les faiseurs de mauvais étant repoussés,
publient que c'est par avarice qu'on n'achète pas leurs
chefs-d'uvre.
Ce qui m'a gagné le cur de
Louis-Philippe, c'est la statue de son frère cadet, le
duc de Beaujolais. Je savais qu'il était mort en exil
d'une maladie de poitrine, et que sa mère l'aimait
tendrement; je le représentai en costume du temps, à
demi-couché, l'air triste et lisant la dernière lettre
maternelle. Le roi m'en a su gré. La seule chose
difficile dans ces affaires, c'est le costume étriqué
de nos jours, qui rend peu en marbre; mais on s'en titre
en drapant un manteau, ce qui rappelle passablemet
l'antique.
Quelques
années plus tard, j'eus le plaisir de passer plusieurs
jours à Gênes avec Pradier; il était encore sous
l'impression de la mort du duc d'Orléans.
Jamais je ne serai content
de sa statue! je l'aimais trop! Quand le pauvre père me
fit mander pour me communiquer ses idées, mon crayon
pouvait à peine suivre les indications, et au bout d'un
moment je fondais en larmes; il n'y avait là ni roi, ni
sculpteur; je sentais qu'il m'eût été aussi difficile
de tailler la figure d'un de mes enfants mort, si Dieu me
l'avait ôté du jour au lendemain. Louis-Philippe le
comprit, et nous reparlâmes du défunt sans penser
davantage à l'esquisse; je la fis selon mon idée; il en
est satisfait, mais pas moi.
3
Dans son premier article sur Pradier publié en 1838, Gaberel
donnait ce portrait saississant du sculpteur au travail:
Le jour où je vis
pour la première fois cette Vénus [Vénus et l'Amour,
1836], j'eus l'occasion de voir travailler Pradier. Il
exécutait une statuette. C'est une scène d'intérieur;
il paraît les préférer, sans doute à cause des
gracieux modèles qui vivent autour de
lui. Une jeune mère est penchée sur le
dossier d'un fauteuil dans lequel repose un petit enfant;
elle a les yeux levés au ciel, le sourire sur les
lèvres, les mains fortement pressées; son expression,
à la fois confiante et anxieuse, témoigne de la ferveur
de sa prière; en même temps le calme de sa pose
réfléchit le bonheur dont l'enfant jouit dans son
sommeil... Je devrais plutôt dire, jouira dans son
repos, car, au moment où je vis cet ouvrage, il n'y
avait encore sur le fauteuil qu'une petite masse
d'argile. Pour revêtir ce bloc de la forme humaine,
Pradier ne se servait que du plus simple instrument de
bois; ses mouvements, lents et en apparence nullement
calculés, formèrent un corps et des membres, puis, par
progrès insensibles, la petite statue prit une apparence
de vie. Mais il fallait un enfant endormi. Quelques
légères modifications, que l'artiste opéra en pressant
légèrement les membres avec le bout du doigt,
donnèrent au corps l'abandon et le détendu du
sommeil.
Attaché comme je l'étais à suivre
toutes les phases de cette création, je ne puis dire
combien de temps elle dura. Mais, comme mon intérêt fut
redoublé quand l'artiste porta la main sur la tête!
Chaque geste laissait après lui une forme achevée;
l'expression voulue se développa par des gradations
rapides; bientôt les deux têtes furent à l'unisson, et
le bonheur du sommeil enfantin devint le miroir où la
mère avait trouvé son expression de calme et de
prière.
Pendant ce travail, Pradier avait tant
de laisser-aller et de facilité dans sa manière, que
l'argile semblait former d'elle-même les gracieux
contours de ce corps d'enfant. Pour moi, préoccupé de
cette création opérée par des moyens si simples en
apparence, je crus d'abord que l'artiste était tout
entier à son uvre, et étranger à toute autre
idée. Il n'en était rien. Pradier ne laissa pas tarir
la conversation; il passait d'un sujet à l'autre avec la
plus grande facilité; ses réflexions étaient si
justes, ses reparties si promptes, que l'on eût cru
volontiers (passez-moi la comparaison) qu'il n'était pas
plus occupé de son ouvrage qu'une femme ne l'est du bas
qu'elle tricote..., si son regard profond et pénétrant,
invariablement fixé sur le groupe, n'eût montré que
toutes ses facultés artistiques étaient concentrées
sur son uvre. J'eus ainsi l'occasion d'observer la
force de l'empire sur soi-même, qui parvient à séparer
assez les divers pouvoirs intellectuels de l'âme, pour
qu'ils puissent simultanément travailler et produire des
résultats aussi variés; et je reconnus que chez
Pradier, cette facilité de faire bien deux choses à la
fois, était une conséquence des habitudes et des
penchants dont j'ai parlé au commencement de ce travail.
4
Gaberel relate une autre scène semblable dans un deuxième
article sur Pradier, publié en 1854:
En 1838, une lettre d'Hornung m'introduisit auprès de
Pradier; la recommandation pressante de cet ami commun
applanit les préliminaires, et je me trouvai bientôt
admis familièrement dans l'atelier. Là je pus
satisfaire mon ardent désir d'étudier les gradations et
les procédés par lesquels l'argile ou le bloc de marbre
revêtent la forme et la vie. Ce qui me frappa le plus,
ce fut la double nature de l'artiste. Désireux des
nouvelles du pays, il m'accabla de qustions.
Eh bien! ce Gouvernement
marche-t-il? Emploie-t-on toujours un mouvement d'horloge
pour faire marcher les aiguilles de la montre
administrative? Avez-vous toujours autant de comités?
Bonne chose toutefois que les comités, et qui intéresse
les oisifs au bien du pays.
Cette conversation semblait le
préoccuper, lorsqu'il s'interrompit brusquement et
cligna les yeux en fixant un guerrier indien presque
terminé; ses traits se tendirent, son expression prit un
caractère assez étrange, sa main se promena sur ces
traits d'argile dont il pressa légèrement les lèvres,
les joues, les sourcils. Cette figure, dont l'inertie et
la fadeur m'avaient surpris, acquit subitement une
apparence de vie; le sentiment du dédain et du triomphe
illumina la tête du sauvage vainqueur... Puis, après
quelques minutes de cet énergique travail, Pradier
reprit son air bonhomme.
Il ne faut jamais laisser
échapper une idée; en sculpture comme en morale, le
premier mouvement est souvent le meilleur, et les choses
qui vont le mieux sont les imprévues, celles qu'on ne
cherche pas, qui nous tombent sous la main... Tenez, me
dit-il, vous regardez avec une espèce d'amitié ce
marmot qui dort de si bon cur, tandis que sa mère
prie; de toutes mes uvres c'est peut-être celle
dont l'édition sera la plus nombreuse et la plus
populaire. C'est mon petit John qui m'en a donné
l'idée. Après une maladie de quinze jours, il était
convalescent. J'entrais sans bruit dans sa chambre; je le
vis couché sur un fauteuil, et sa mère remerciant le
bon Dieu de ce sommeil... En deux traits je les mis sur
mon portefeuille... et les voilà.
Pradier ne s'est pas trompé dans son
jugement sur ce délicieux groupe. De Saint-Pétersbourg
à Palerme, il est peu de salons d'amateurs qui ne
possèdent ce chef-d'uvre de sentiment et de
naturel.
5
Nous devons aussi à Gaberel ce témoignage unique sur les
séjours de Pradier à Carrare et à Gênes:
Quelques années plus tard, j'eus le plaisir de passer
plusieurs jours à Gênes avec Pradier; il était encore
sous l'impression de la mort du duc d'Orléans [juillet
1842]. [...] Pradier, revenant de Rome, avait séjourné
quelque temps à Carrare:
Ils font de bien jolies choses dans
ces ateliers de marbre, disait-il; mais ce sont
tous des ouvriers, il n'y a pas un artiste; ce
n'est pas étonnant: il faudrait là un
véritable professeur; et qui peut consentir avec
un grand talent à s'enfouir dans ces montagnes?
Toutefois, c'est une course à faire; ces
carrières de marbre sont aussi belles que nos
glaciers; même elles leur ressemblent, en petit,
bien entendu. Ces blocs et ces débris d'une
éclatante blancheur rappellent assez les
pyramides des Bossons par un beau soleil.
Les extractions continues du marbre
ne changent-elles pas un peu la forme des
montagnes, demandais-je; voilà tantôt 2500 ans
qu'on y travaille.
C'est vrai; depuis la
conquête de la Grèce par les Romains, Carrare envoie
des parcelles de ses flancs un peu partout; on ferait des
pyramides d'Egype avec les débris des anciens monuments
sortis de ces carrières, sans compter les travaux
actuels; eh bien! ces énormes transports n'ont pas plus
diminué la montage qu'une légère égratignure ne
change la forme de ma main; c'est toujours de même quand
l'homme s'attaque aux uvres de Dieu.
A Paris, Pradier m'avait souvent parlé
du Puget; il aimait à revenir sur la lumière que les
uvres de ce grand maître avaient fait jaillir dans
son esprit. Une statue du Puget, disait-il, est une
leçon vivante, parlée, pour le sculpteur, et celui qui
ne la comprend pas ne sera jamais qu'un tailleur de
pierres. Aussi je me réjouissais d'avance en conduisant
Pradier à l'église de Carignan, où se trouve le
chef-d'uvre du Puget, le Saint-Sébastien percé de
flèches.
Voilà, voilà,
dit-il les yeux humides étincelants, voilà la beauté,
la vie, la poésie, la vérité, concentrées sur le
même corps. Ah! je voudrais envoyer les élèves revenus
de Rome travailler ici. Qu'on ne dise pas que le marbre
est dur; trouverez-vous des chairs plus molles, des
membres plus souples, que ceux de ce magnifique jeune
homme? Et c'est une figure colossale! On ne comprend pas
la difficulté vaincue. Essayez de rendre frêle,
gracieux, un Goliath mourant, et Puget n'a pas reculé
devant cette inouïe conception.
Je le conduisis à l'Alberga des
pauvres. Dans le chapelle de cette maison d'orphelins se
trouve une Assomption du Puget. Pradier regretta d'avoir
vu le Sébastien le premier: L'un, dit-il, est un
chef-d'uvre, l'autre une commande ordinaire.
Durant ce séjour à Gênes, je fus
frappé d'une disposition morale qui formait chez Pradier
un singulier contraste avc sa manière d'être à Paris.
Auparavant il multipiait les dessins et les projets, ses
portefeuilles étaient abondamment garnis, et il ajoutait
sans cesse de nouvelles esquisses aux ébauches
antérieures; il ne semblait nullement pressé de
terminer ses uvres commencées; le prix du temps
n'était pas une notion dominante en lui. Plus tard, à
Gênes, il pensait tout autrement; il manifestait une
anxiété involontaire sur la fuite du temps; il
rétrécissait son cercle d'invention, il concentrait sa
pensée sur un petit nombre d'ouvrages; il disait: Je ne
sais, mais je serai fort heureux si je termine ce qui est
sur le métier. Etait-ce un pressentiment du mal dont il
portait le germe secret? Etait-ce l'effet de l'âge? En
tous cas, son talent n'était nullement diminué, et il
se trouvait loin de ces années où, la santé de
l'artiste survivant à son talent, les amis ont la rude
tâche de conseiller la retraite. Non, Pradier a été
frappé dans la plénitude de son développement
artistique; sa galerie eût offert d'admirables
chefs-d'uvre, restés à l'état de projets, et
devant les vivantes créations qui signalèrent ses
dernières années, devant l'Ulysse et la Sapho, on
éprouve un profond regret de le voir déjà au nombre
des grands hommes du passé.
6
* * *
(à suivre)
Notes
1
Xavier Eyma [Adolphe Ricard] et A. de
Lucy, in Ecrivains et artistes vivants, français et
étrangers. Biographies avec portraits. Sculpteurs. - Pradier,
12e livraison, Paris, à la Librairie Universelle,
15, place de la Bourse, et chez tous les libraires, 1840, p.
350.
2
Maxime Du Camp, Souvenirs de
l'année 1848, Paris, Hachette, 1876, p. ???.
3
J. Gaberel, « Souvenirs de J.-J.
Pradier », in Le Musée suisse. Album de la
littérature et des arts, Genève, Ch. Gruaz,
imprimeur-éditeur, Grand Mezel, 1854, p. 109-111.
4
J. Gaberel, « Notice sur les ouvrages de James
Pradier », in Bibliothèque universelle de Genève,
nouvelle série, t. 15, juin 1838, p. 284-286.
5
J. Gaberel, « Souvenirs de J.-J.
Pradier », in Le Musée suisse. Album de la
littérature et des arts, Genève, Ch. Gruaz,
imprimeur-éditeur, Grand Mezel, 1854, p. 109.
6
Ibid., p. 110-111.
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