La récente exposition Dieux et Mortels à l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (Ensba), qui se transportera cet
automne aux États-Unis, a
permis de découvrir ou de redécouvrir, à proximité des lieux
mêmes où ils ont étudié ou enseignés, bon nombre de
contemporains de Pradier au début de leur carrière
artistique. On y a retrouvé entre autres ses condisciples
David d'Angers, Ramey fils, Rude, Alaux, Cogniet, Pallière,
Antoine Thomas; ses collègues de l'École et de l'Institut,
Ingres, Blondel et Drölling; ses élèves Lequesne, Gumery
et Forgemolle. On a pu y apprécier aussi, exposé pour la
première fois, le beau surmoulage de son Néoptolème
empêchant Philoctète de percer Ulysse de ses flèches,
moulé sur le plâtre original et offert à l'Ensba en 1901 par le
Conseil de la Ville de Genève. L'original ayant été gravement
endommagé en 1987 dans l'incendie du Pavillon du désarmement
à Genève, il s'agit du seul exemplaire intact de cette importante
uvre de jeunesse qui valut au sculpteur le premier Prix
de Rome en 1813 et cinq années d'études gratuites à la Villa
Médicis.
L'uvre fait l'objet
d'une judicieuse analyse dans le catalogue de l'exposition,
pp. 166-167, qui complète utilement la notice rédigée par
Jacques de Caso pour l'exposition Statues de chair.
Il convient cependant de corriger une erreur
d'interprétation qui s'est glissée dans la description de
l'uvre, p. 171, dont voici la teneur:
Ulysse et Néoptolème, fils d'Achille, tentent de
convaincre Philoctète de donner aux Grecs son arc, sans
lequel Troie ne peut être vaincue. Celui-ci découvrant
Ulysse qui convainquit jadis les Grecs de l'abandonner
sur l'île de Lemnos dans les souffrances et la solitude,
brandit son arc dans la direction de son ennemi. Il
s'apprête à saisir une flèche dans son carquois, posé
à terre. Néoptolème tente de retenir le bras armé,
tout en se frappant la tête. Ulysse reste à l'écart,
calme, campé fermement sur sa pose et dans ses pensées
1.
Cette même description se trouve dans la passionnante
monographie consacrée par Emmanuel Schwartz (commissaire de
l'exposition) aux collections de sculpture de l'ENSBA
2.
A la lire attentivement, on y relève une contradiction
troublante: Si Philoctète ne fait que s'apprêter
à saisir une flèche, le geste de Néoptolème ne peut
guère avoir pour but de retenir son bras armé. On
s'interroge aussi sur la position de l'arc: l'archer le
tiendrait-il dressé ainsi à bout de bras s'il n'était pas
sur le point de l'armer? Mais regardons de plus près les
mains des antagonistes:
Au lieu de retenir le bras de Philoctète pour
l'empêcher de saisir une flèche, le fils d'Achille semble
vouloir au contraire le repousser en arrière,
précisément en direction du carquois. On comprend mal
d'ailleurs pourquoi, dans ce mouvement, son index se replie
vers le haut. Tout s'explique cependant lorsqu'on se reporte
au bas-relief original dont voici une photo prise avant
l'incendie de 1987:
Et voici un agrandissement des mains sur la même image:
Ainsi, Philoctète s'est déjà emparé d'une
flèche et la porte déjà vers son arc. C'est donc pour
arrêter ce geste en avant que Néoptolème propulse sa main
contre celle du guerrier blessé et que l'index de sa main se
courbe autour du haut de la flèche. Celle-ci, probablement
en métal sur le bas-relief original, a complètement disparu
du surmoulage ou n'y a jamais été rapportée.
Comme les photos suivantes en témoignent, d'autres détails
de l'original (à gauche) sont mal traduits dans le
surmoulage (à droite):
Par ailleurs, certains éléments du surmoulage ont été
brisés:
Mais ces dégâts sont peu de chose par rapport à ceux
qu'a essuyés l'original dans l'incendie de 1987:
La pointe de la flèche s'est volatilisée mais son fût et
son empennage sont encore entiers:
Le Néoptolème original se
trouve à Genève depuis 1813. En effet, Pradier en fit hommage à
sa ville natale peu après la clôture du concours, avant de se
mettre en route pour Rome
3.
Longtemps relégué dans les réserves du
Musée d'Art et d'Histoire, il fut restauré à l'occasion
de l'exposition Statues de chair (Genève et Paris,
1985-1986). Déposé ensuite temporairement dans les
caves du Pavillon du désarmement sur les rives du lac
Léman, il fut victime avec tant d'autres uvres du
musée de l'incendie qui détruisit cet édifice dans la nuit
du 1er au 2 août 1987.
Le Néoptolème occupe une place d'autant
plus importante dans l'inventaire Pradier qu'il
reste le tout premier travail du sculpteur à avoir
été conservé. De ses travaux précédents nous n'avons d'autre
trace matérielle que le dessin d'un projet de bas-relief,
La mort d'Épaminondas (Musée de Lille, inv. 1622),
se rapportant au concours du Prix de Rome de 1811 – concours
auquel il n'a pas participé officiellement et qui fut remporté par
David d'Angers.
Remerciements
à Cäsar Menz, directeur du Musée d'Art et d'Histoire de
Genève
à Paul Lang, conservateur des Beaux-Arts au Musée d'Art et d'Histoire de Genève
à Georgia Siler, photographe
Notes
1
Emmanuel Schwartz et al, Dieux et
Mortels. Les thèmes homériques dans les collections de
l'École nationale supérieure des beaux-arts de Paris,
Paris, ENSBA, 2004, p. 171.
2
Emmanuel Schwartz, Les sculptures de l'École des
beaux-arts de Paris. Histoire, doctrines catalogue,
Paris, ENSBA, 2003, p. 143.
3
Le jugement du concours eut lieu le 25 septembre 1813 (procès-verbal du jugement, Arch. Nat., AJ52 5).
L'uvre quitta Paris à destination de Genève vers le 5 novembre suivant (bordereau d'expédition de la maison de roulage Ve Souplet et Cie, Arch. de la Société des
Arts de Genève, Correspondance 1776-1825, f° 87).
A lire aussi :
→
Étude: L'incendie du Pavillon du désarmement à
Genève (en préparation)
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