Le séjour romain
A la fois pour s'éloigner de sa femme, dont la conduite le torture et lui inflige « une blessure éternelle », et par « le besoin de faire un dernier effort, pour faire un ouvrage qui épuisera vie et argent » 1, Pradier part pour Rome en septembre 1841 avec ses jeunes élèves Guillaume et Lequesne 2. Ils y arrivent à la fin du mois et y demeureront jusqu'au printemps suivant 3. Le séjour romain est consacré avant tout au travail. La recherche puis l'aménagement d'un atelier, les contacts avec les marbriers de Carrare, l'élaboration de deux grandes sculptures, les visites enfin occupent largement les journées. Pradier est fatigué et souffrant, profondément meurtri par le comportement de Louise. Tandis que ses jeunes compagnons s'amusent le soir, il se dépeint au coin du feu, buvant de la tisane et grattant sa guitare ou taillant des camées. Le dimanche, il est souvent invité à déjeuner par le directeur de la Villa Médicis, Jean-Victor Schnetz. D'une certaine façon, Rome le déçoit: « […] J'en suis dégoûté depuis que je n'ai pas trouvé ce que je voulais. Et puis c'est un peu changé. Tout s'est parisianisé. » 4.
Il consacre l’essentiel de ses forces au Christ en croix que lui a récemment commandé le comte Anatole Demidoff pour le tombeau de son frère, mort en 1840. Pradier avait-il déjà fait des croquis à Paris, en pensant à ce sujet qu’il n’avait jamais traité? Avait-il examiné d’une manière plus attentive les crucifix des églises visitées au cours du long voyage qui le menait à Rome? Dès le mois d’octobre, à peine installé, il modèle la grande statue, haute de 210 cm, et peut la faire mouler déjà le 2 décembre. En janvier, le plâtre sera porté à Seravezza pour que le bloc de marbre de Carrare puisse être épannelé avant son expédition à Paris.
En novembre, Pradier entreprend pour son propre compte Polyphème, Acis et Galatée, dont l’esquisse en terre sera moulée le 15 janvier 1842.
A côté de ces deux ouvrages importants, le sculpteur travaille à un buste de Louis-Philippe
« couronné d’olivier » 5, taille quelques camées sur coquille 6. dont « une belle tête de Christ » 7, et crée plusieurs statuettes. Le 24 octobre 1841 il annonce à sa femme: « J’ai déjà commencé le Christ et d’autres esquisses, une que je vais finir pour toi. C’est une Romaine nue qui tient sa chemise avec les dents pendant qu’elle se met une grande épingle dans les cheveux. L’autre, c’est Vénus qui donne la volée à l’Amour. J’en ai une autre, je l’ai oubliée: c’est Flore, et Zéphyr qui lui prend un baiser sur le cou » 8. Le 26 novembre il ajoute: « Je viens de faire en terre un Pasteur des montagnes avec son chien mort piqué d'un [sic] serpent; demain on le moulera » 9. Le 11 décembre il précise: « J'ai terminé deux statuettes, l'une d'une Minente, ou femme du peuple, ôtant ses bijoux et à moitié nue, l'autre d'un Pasteur ou Berger. J'espère qu'ils auront beaucoup de succès à Paris car ils en ont ici déjà où je ne les fais pas voir à peine [sic] » 10. Dans cette même lettre il ajoute qu'il est sur le point d'expédier la Minente à Paris et que l'autre sera envoyée plus tard .
Fin janvier 1842, Louise finit par le rejoindre avec leur fils John. Les grands travaux entrepris sont terminés et nulle autre commande – d'où la déception – ne retient le sculpteur à son atelier romain. Pardonnée, l'épouse malgré tout adorée, amène un tourbillon de folie dans le train-train de la vie de l'artiste. Elle organise des bals masqués chez les Schnetz et participe à la dolce vita romaine, non sans prendre de nouveaux amants, semble-t-il. Après un saut à Naples, on rentre à Paris, sans doute par Florence et la Suisse. Dans les bagages figure probablement le modèle en plâtre du Pasteur que Pradier n’a peut-être pas eu le temps d’expédier à Paris, comme il l’annonçait. Ceux des autres statuettes aussi, à moins que tous ces petits ouvrages en plâtre soient inclus dans les caisses du Polyphème, en plâtre, ou du Christ, épannelé en marbre, qui arriveront en France plus tard. 11.
Trois statuettes
La « Romaine nue qui tient sa chemise avec les dents pendant qu’elle se met une grande épingle dans les cheveux » n’est pas connue. Pourtant, le 25 octobre 1843, « Jeanne, Passage Choiseul » qui commercialise certaines statuettes de Pradier, fait enregistrer au dépôt légal la statuette « La femme Romaine au bain. Une femme à demi nue mettant une épingle dans ses cheveux », sans mentionner le nom de l’auteur, en vue d’une édition en plâtre 12. La figurine doit correspondre à celle que Pradier appelle
« Minente, ou femme du peuple, ôtant ses bijoux et à moitié nue ». Dans la société romaine du XIXe siècle, les Minente sont des habitants de condition plutôt aisée, portant des costumes hauts en couleur, vivant principalement dans le quartier du Trastevere. Un recueil de gravures, publié en 1841, reproduit notamment un Uomo minente et une Donna eminente 13. Mais, devant l’attitude réservée et le somptueux costume de la dame, dont la chevelure est traversée par une grande épingle d’argent, on imagine mal qu’elle ait posée nue.
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1. Minente, gravure publiée dans Costumi popolari di Roma e sue adiacenze, Rome, 1841.
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La statuette représentant « Flore, et Zéphyr qui lui prend un baiser sur le cou » n’a pas été achevée à Rome. Dans ses lettres, l’artiste évoque « une jolie esquisse […] que je ferai un jour à Paris ou ailleurs ». Utilise-t-il le terme « esquisse » pour désigner un bozzetto, ou peut-être, ici, plutôt un dessin? On en connaît quelques plâtres et des bronzes dont certains portent la date de 1851 14. Un dessin 15 esquisse d’un trait léger, en fouillant les formes, la composition du groupe: plus que dans le bronze où Zéphyr paraît prêt à embrasser Flore sur la bouche, le dessin le montre lui baisant le cou. Le dessin hésite sur la position du bras gauche de Zéphyr qui serre d’abord tendrement la taille de son épouse, puis, comme dans le bronze, s’écarte sur le côté et en arrière. Le dessin n’est pas daté. Le recto de la feuille garde une première pensée pour le tombeau de Mlle de Montpensier, commandé en 1845 pour la chapelle royale de Dreux 16.
La « Vénus qui donne la volée à l’Amour » 17. n’est connue que par deux dessins. Le premier 18 est une feuille d’esquisses pour un monument funéraire inconnu avec, tout en haut, à gauche, Vénus, à peine drapée, debout, levant haut les mains dans lesquelles elle tient un objet que le petit Amour, debout sur la pointe du pied gauche, tente d’attraper.
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3. Pradier, feuille d'esquisses pour un monument funéraire et Vénus donnant la volée à l’Amour, Paris, Musée du Louvre, 32574 recto.
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4. Pradier, feuille d'esquisses pour un monument funéraire et Vénus donnant la volée à l’Amour, Paris, Musée du Louvre, 32574 recto (détail).
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La scène est précisée dans un second dessin 19, occupant toute une feuille: Vénus, nue, lève le bras gauche, brandissant un fouet pour châtier le petit Amour qui s’accroche à son épaule droite en se pressant contre elle.
5. Pradier, Vénus donnant la volée à l’Amour, dessin, Paris, Musée du Louvre, 32576 recto.
Les deux dessins ne sont pas datés. Au dos de la seconde feuille, Pradier jette ses premières idées pour les Victoires du tombeau de Napoléon dont il a reçu la commande le 15 septembre 1843.
Pasteur des montagnes
Dans ses lettres, Pradier mentionne la statuette Pasteur des montagnes avec son chien mort piqué d'un serpent, qu’il appelle aussi Pasteur ou Berger. A ce jour, elle est connue par un seul exemplaire en bronze 20. Haut de 41 cm, il est signé et daté sur la terrasse « J. PRADIER / Rome. 1843 » avec le E en forme de sigma 21. Cette inscription gravée avant la pose de la patine, forme deux lignes qui ne sont pas parallèles et pourraient n’avoir pas été faites en même temps.
Le Pasteur est coiffé d’un chapeau conique à larges bords, orné d’une abondante passementerie. Sur les épaules, il a jeté un ample et très long manteau à rabats. Il porte une longue veste festonnée, aux manches serrées, ouverte, sous laquelle apparaît une seconde veste, boutonnée. Celle-ci est rentrée dans le pantalon, étroit, retenu par une large ceinture de tissus. Il a les jambes serrées par des guêtres faites de bandes de tissu et porte des chaussures basses, en cuir. Il a passé sur son épaule droite la lanière d’une grosse besace de cuir qui pend contre sa poitrine.
6-7. Pradier, Pasteur des montagnes, bronze, Genève, coll. part.
De l’homme lui-même, on voit peu de choses: la main droite, les doigts de la gauche dont l’index est tendu, le visage, en partie caché sous le chapeau, encadré d’une abondante chevelure bouclée qui retombe sur les épaules et d’une barbe bouclée, coupée pour laisser le cou dégagé. Une moustache cache la bouche. Les traits sont ceux d’un homme mûr, sans rides. Il est debout, la tête inclinée un peu en avant et penchée sur sa droite. Jambes croisées, il pose le pied gauche à plat sur le sol et lève le droit sur la pointe. Il trouve son équilibre en prenant appui sur un bâton rivé au sol, qu’il serre contre la paume de la main droite, entre le pouce et l’index. Sur la terrasse ovoïde, plate et sans moulure, un chien est allongé aux pieds de son maître, la gueule ouverte, la langue pendante et les yeux ouverts. Un serpent, glissant par-dessus les pattes de devant du chien, s’enfuit. Un chalumeau à sept trous est tombé sur l’autre côté de la terrasse.
8-9. Pradier, Pasteur des montagnes, bronze, Genève, coll. part. (détails).
Cette description ne correspond que partiellement à ce que dit Pradier. Il ne s’agit pas d’un « pasteur », d’un gardien de chèvres ou de moutons, mais d’un musicien ambulant de l’Italie méridionale. L’homme porte le costume spécifique des musiciens de rues qu’on pouvait voir à Rome. Le peintre Dominique Papety (1815-1849), prix de Rome en 1836 et pensionnaire de la villa Médicis de 1837 à 1842, en a laissé une aquarelle très précise 22, qui correspond trait pour trait au costume du personnage de Pradier. Le musicien de Papety joue de la zampogna, une cornemuse à deux tubes mélodiques. Le chalumeau, abandonné aux pieds du Pasteur, serait-il l’un de ces tuyaux?
La statuette, de composition pyramidale, est modelée par grands plans qui lui donnent une apparence sévère. Mais aux amples formes du manteau répondent les détails des autres parties du costume, transcrits avec minutie. La position de l’homme, un peu déporté vers sa droite, avec ses jambes croisées « en danseuse » et l’appui qu’il prend sur son bâton, est la source d’une tension que ne laisse pas percevoir son allure solide, impassible. Les trois éléments qui occupent une partie de la terrasse, le chien, le serpent et le chalumeau, sont sans liens structurels avec la figure humaine et paraissent posés par hasard sur un sol artificiel qui ne délimite pas complètement la composition: une partie du manteau est en surplomb, le bout du bâton, le museau et la queue du chien dépassent.
Nous ne connaissons pas d’autre statuette en bronze de Pradier portant, en plus de la date, le lieu de son exécution, une précision que le sculpteur réserve en principe à certaines de ses grandes statues. La date 1843, gravée sur le seul exemplaire connu du Pasteur, interpelle.
Pourquoi pas 1841 qui est celle à laquelle Pradier fait mouler son modèle en plâtre? Pourquoi pas 1842 qui est celle de son retour d’Italie? Il est vrai que des travaux plus urgents l’attendaient à Paris. Il devait achever sans tarder les deux esquisses
des Comédies pour le monument Molière, « bien préparées pour mon arrivée » selon ses ordres mandés de Rome en octobre 1841 23. Au lendemain de la mort duc d’Orléans, le 13 juillet, il travaille d’arrache-pied aux ouvrages qu’il veut consacrer au défunt. Surchargé, il abandonne le projet de tailler en marbre Polyphème, Acis et Galatée et délaisse le Christ en croix pour Demidoff qui ne sera achevé qu’en 1844.
Plutôt que de préparer le modèle du Pasteur pour la fonte avec les autres petits sujets esquissés à Rome, le sculpteur doit honorer le contrat conclu juste avant son départ pour l’Italie avec Susse, concernant l’édition de quelques statuettes 24. Les figurines romaines ne font pas partie du lot mis sur le marché par Susse à partir de 1844. Ne lui auraient-elles pas convenu?
Le bronze du Pasteur ne porte ni marque ni nom de fondeur. A cette époque, Pradier, en plus de sa collaboration avec Susse, confie la plupart de ses ouvrages à Eugène Gonon (1814-1892), son ancien élève, qui venait de succéder à son père, Honoré, en 1840. En 1842, Eugène fond pour lui le médaillon et le buste du duc d’Orléans et, en 1843, le buste de Sismondi, le monument de Candolle ainsi que les médaillons du monument de la Harpe. Pratiquant comme son père la fonte à cire perdue (mais pas exclusivement), il collaborera encore occasionnellement avec le sculpteur jusqu’à la mort de ce dernier.
La plupart des bronzes réalisés d’après des statuettes modelées entre 1837 et 1843 ne portent ni nom ni marque de fondeur. Sauf pour deux Femmes nues couchées sur lesquelles figure la date de 1842, nous ignorons quand elles ont été fondues. On sait seulement qu’un bronze de Négresse aux calebasses est commercialisée par Debraux d'Anglure en 1837. Il faut attendre 1844 pour que Susse en inscrive à son catalogue et que Quesnel en présente sur son stand de l’Exposition de l’Industrie.
Le Pâtre
Le Pasteur n’est cité que dans les lettres de Pradier à sa femme et ne figure pas dans les documents et catalogues relatifs à l’édition de ses œuvres. Par contre, une statuette, intitulée Le Pâtre, est enregistrée dans le catalogue de la vente après décès de Pradier sous le n° 38. Elle est proposée
« sans garantie. A vendre le droit de reproduction en bronze seulement ». Mais les catalogues des éditeurs de Pradier ne la mentionnent pas et on ne connaît ni plâtre, ni bronze qui porte ce titre inscrit sur sa base.
Faut-il voir dans le Pâtre le Pasteur décrit par Pradier? Du Pâtre, il n’existe aucun plâtre, alors que le catalogue de la vente de 1852 laisse entendre que les droits d’édition du Pâtre en plâtre avaient déjà été cédés du vivant de l’artiste. Le même catalogue offre les droits d’édition du Pâtre en bronze, alors qu’un bronze du Pasteur porte une date bien antérieure à la mort de Pradier.
Ces contradictions incitent à penser que le Pâtre et le Pasteur ne sont pas qu’une même et seule statuette.
Le Pifferaro
Bien après la mort de Pradier, apparaît une statuette intitulée Pifferaro ou Joueur de musette. Vers 1875, Boyer Aîné et Rolland en proposent des exemplaires en bronze et, à partir de 1864, Hébert, puis son successeur Bonnet, en vendent des plâtres 25. Dans les catalogues de ces éditeurs, elle figure parmi les ouvrages de Pradier, bien qu’elle ne soit pas signée et qu’elle n’apparaisse dans aucun document antérieur à la mort de l’artiste.
12 et 13. Pradier, Le Pifferaro, surmoulage en plâtre, Genève, Musée d’art et d’histoire.
La statuette représente un musicien des rues de l’Italie méridionale, soufflant dans une musette. C’est un jeune homme aux traits délicats, dont les longs cheveux boulés retombent sur les épaules. Son costume est identique à celui du Pasteur, son instrument est analogue à celui qui gît aux pieds de ce dernier.
Le surmoulage en plâtre, seul disponible, ne permet pas de juger de la qualité du modelé de la statuette dont les grandes lignes ne sont pas éloignées du style du Pasteur. La figurine d’un Joueur de flûte, composée en 1859 par Célestin Anatole Calmels (1822-1906) 26, un élève de Pradier, costumée d’une manière assez semblable à celle du Pasteur, relève d’un esprit encore marqué par la tradition des graciles pastorales du XVIIe siècle.
Le Pifferaro se produit souvent en compagnie du Zampognaro dans les rues de Rome, notamment à l’occasion des fêtes de Noël. Une photo prise par Giorgio Sommer (1834-1914), les immortalisent.
Des gravures les montrent jouant devant une statue de la Madone. Il n’est pas impossible que Pradier ait songé à donner un pendant à son Pasteur et composé un Pifferaro de dimensions à peu près égales, soit au cours de son séjour romain, soit plus tard.
Images du folklore romain
La statuette du Pasteur des montagnes relève des scènes de genre mises à la mode au XVIIIe siècle par les figurines de porcelaine ou de biscuit. Mais, alors que ces dernières montrent des bergers et des bergères de salon, les sculpteurs commencent, au lendemain de la révolution de 1830, à modeler des statues de gens du peuple, saisis dans leurs activités quotidiennes, mais sans grand souci de la réalité sociale. Le plâtre d’un Jeune pêcheur napolitain jouant avec une tortue que Rude expose au Salon de 1831, est une œuvre charmante, montrant un enfant nu, rieur, coiffé d’un long bonnet de laine et portant au cou un scapulaire. Le petit est assis sur un filet et s’amuse avec une torture. Si le sujet est nouveau et sans connotation mythologique, le sculpteur, qui n’a pas encore visité l’Italie, fait usage de la nudité classique pour une figure de pêcheur (ce qui est peu vraisemblable) et lui donne une position empruntée aux modèles antiques. Il présente le marbre au Salon de 1833, où l’œuvre est exposée auprès du Jeune pêcheur dansant la tarentelle, un bronze de Duret. Depuis lors, ces jeunes italiens rustiques sont à la mode chez les sculpteurs français et on verra au Salon de 1838 une Jeune fille napolitaine jouant du tambourin par Dantan aîné et un Danseur napolitain par Duret qui expose à celui de 1839 un Vendangeur improvisant. Au Salon de 1843, Lequesne enchaîne avec une Jeune fille de pêcheur jouant avec une coquille. Le Jeune pêcheur à la coquille dont Carpeaux soumet le plâtre à l’Institut en 1858, le bronze au Salon de 1859 et le marbre à celui de 1861, ne met pas fin à l’engouement pour ce thème.
D’autres sujets du folklore italien retiennent encore l’attention des sculpteurs autour de 1830. Le peintre et graveur romain Bartolomeo Pinelli (1781-1836), qui avait composé des aquarelles illustrant des scènes de la vie quotidienne du petit peuple de Rome et des environs 27, modèle, vers 1830, une vingtaine de statuettes d’après ces images dont les tirages en terre cuite sont vendus dans les rues 28. D’un style encore imprégné de l’esprit rococo, elles relèvent avant tout de l’artisanat populaire.
Ce genre de sujet était de mode depuis longtemps en peinture. Léopold Robert (1794-1836) s’était acquis une réputation européenne avec ses brigands de l’Italie du sud et leurs femmes aux traits de madone. Élève de David, installé à Rome de 1818 à 1831, puis établi à Venise, il compose notamment, en 1821, Femme de brigand veillant sur le sommeil de son mari, dont les quatorze répliques connues témoignent de son succès. Brigand veillant sur le sommeil de sa femme, daté de 1825, en est le pendant 29. Il triomphe au Salon de 1827 avec Le retour de la fête de la Madone de l’Arc, et à celui de 1830 avec L'Arrivée des moissonneurs dans les marais Pontins, tous deux au musée du Louvre.
De nombreuses toiles et aquarelles non signées sont attribuées à Léopold Robert. Pradier en avait une, figurant dans l’inventaire après décès: « 227 Un Pifferari, esquisse attribuée à Léopold Robert, prisée 15 francs », que nous ne connaissons pas. Une aquarelle, représentant un joueur de cornemuse debout 30, offre de grandes similitudes avec le Pasteur.
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16. Léopold Robert (attribué à), Joueur de cornemuse, aquarelle, Zurich, marché de l’art.
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A la place du long manteau de ce dernier, le musicien porte une veste en peau de mouton et au lieu de la besace, c’est la grosse baudruche dégonflée d’une cornemuse qui pend contre sa hanche. Il en soutient les tubes mélodiques de la main gauche. Comme le Pasteur, il a les jambes croisées, un pied à plat, l’autre relevé, et prend appui sur un gros bâton. On pourrait croire que l’aquarelle est une étude préparatoire pour le Pasteur (mais son style n’est pas celui de Pradier) ou une image s’en inspirant.
Il n’en est rien. Un tableau d’Aurèle Robert (1805-1871) 31, le frère de Léopold, montre les deux jeunes peintres neuchâtelois dans leur atelier romain en 1829. Devant eux, trois modèles sont assis côte à côte sur une estrade: un enfant, sa mère et un homme, affublés de costumes traditionnels romains. L’homme est vêtu comme le Pasteur de Pradier, avec à ses pieds un tas d’habits qui pourrait évoquer la forme d’un chien couché. Aux murs pendent d’autres vêtements du même genre et une cornemuse.
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17. Aurèle Robert, L’atelier des frères Robert à Rome (1829), huile sur toile, Neuchâtel, Musée d’art et d’histoire.
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Inutile donc d’imaginer les artistes courant les rues de Rome, à la recherche d’authentiques musiciens ambulants qu’ils pourraient dessiner sur le vif. Ils avaient recours à des modèles professionnels – les noms de certains d’entre eux sont connus – qu’ils costumaient et mettaient en scène à leur guise, bien tranquillement dans leur atelier. Ainsi s’expliquent les jambes croisées du Pasteur, dans une pose invraisemblable, reprise des marbres antiques les plus célèbres 32, si peu stable que le modèle doit s’appuyer sur un bâton.
C’est probablement aussi un modèle professionnel que le photographe Gustave Le Gray (1820-1884) fait poser en costume de musicien ambulant pendant l’un de ses séjours à Rome. Dans les années 1850, il compose deux clichés d’un musicien ambulant barbu 33. qui pourraient presque être le portrait du modèle dont Pradier s’était servi pour le Pasteur.
Place dans l’œuvre de Pradier
Parmi les quelques statuettes de Pradier représentant des scènes de la vie quotidienne, le Pasteur occupe une place singulière. Il n’appartient pas au groupe des figurines montrant de jolies jeunes femmes occupées à leur toilette, faisant la lecture ou repassant. Il n’a pas d’intention satirique comme on croit en percevoir une dans Moine confessant une Italienne 34, une statuette qui pourrait avoir été imaginée par Pradier pendant le séjour romain. Elle représente un moine assis, encapuchonné, serrant contre lui et bénissant une jeune femme en costume traditionnel du sud de l’Italie, agenouillée à ses côtés.
Le Pasteur est d’un tout autre esprit. Sous l’apparence d’un sujet anodin, c’est une œuvre empreinte de gravité. Il n’est pas surprenant que le bronze ait été considéré comme représentant Bélisaire, le général des armées de Justinien, tombé en disgrâce à la fin de sa carrière, mort à Constantinople en 565, que la légende dit aveugle et réduit à la mendicité. Modèle de courage dans l’adversité, les artistes le montrent parfois, accompagné ou non d’un enfant, marchant dans la campagne, couvert d’un lourd manteau, coiffé d’un chapeau conique à large bord, guetté par un serpent qui se cache dans les rochers 35.
Pradier ne songe probablement pas au triste sort de Bélisaire. Il n’est pourtant pas d’humeur badine, déchiré par l’inconstance de sa femme, l’absence de ses trois enfants qu’il adore et l’accueil plutôt réservé de la société romaine. Il sent aussi le poids de la cinquantaine, souffre de difficultés de digestion qui l’obligent à une diète sévère, de douleurs persistantes dans la nuque et « du bruit dans la tête » 36. Dans ses lettres romaines reviennent des expressions comme « user ma vie dans la tristesse et le travail » 37, « je cache ma souffrance à tous les yeux » 38, « tout me paraît nu et sans charme » 39, « je souffre […] comme un homme condamné à l’exil » 40. Le travail sur le Christ en croix n’est pas pour égayer l’atmosphère et l’artiste exprime dans Polyphème écrasant d’un rocher le couple d’Acis et Galathée sa rage contre la trahison de sa femme. Le chien mort aux pieds du Pasteur, le serpent autant que l’instrument de musique tombé à terre – quand on sait la passion de Pradier pour la musique –, participent de la même désolation.
Le Pasteur n’est pas un de « ces petits riens » dont l’artiste prétend que « si j'avais de quoi m'occuper plus sérieusement, je ne passerais pas mon temps à polir des esquisses » 41.
Notes
1 James Pradier, Correspondance, textes réunis, classés et annotés par Douglas Siler, t. II (1834-1842), Genève: Droz, 1984 (dorénavant abrégé: Correspondance II), pp. 223 et 216.
2 Eugène Lequesne (1815-1887), reçu avocat en 1839, entre dans l’atelier de Pradier en 1841. Prix de Rome en 1844. Eugène Guillaume (1822-1905), entre dans l’atelier de Pradier en avril 1841. Obtient la troisième place au concours pour le prix de Rome en 1841 qu’il remportera en 1845.
3 Correspondance II, pp. 223-314.
4 Lettre à Louise, 18 décembre 1841 (Correspondance II, p. 291).
5 Lettre à Louise, 16 octobre 1841 (Correspondance II, p. 257); Claude Lapaire, James Pradier (1790-1852) et la sculpture française de la génération romantique. Catalogue raisonné, Milan: 5 Continents, 2010 (dorénavant abrégé: Lapaire), cat. n° 175.
6 Pradier utilise le casque rouge (Cypraecassis rufa) importé de l’océan Indien. Il taille notamment un portrait de sa belle-sœur Pauline d'Arcet, un autoportrait (disparu) et le profil de ses trois enfants réunis sur un médaillon ovale.
7 Lettre à Louise, 11 décembre 1841 (Correspondance II, p. 283).
8 Correspondance II, p. 262.
9 Correspondance II, p. 271
10 Correspondance II, p. 282
11 Correspondance II, p. 283
12 Lapaire, cat. n° 172.
13 Costumi popolari di Roma e sue adiacenze, Rome, 1841.
14 Lapaire, cat. n° 168 .
15 Genève, Musée d’art et d’histoire 1852-74 verso, 20 x 29,7 cm.
16 Lapaire, cat. n° 282
17 Lapaire, cat. n° 173.
18 Paris, Musée du Louvre, 32574 recto, 16,8 x 21,7 cm. Au verso, jeune mère agenouillée serrant contre elle sa fillette.
19 Paris, Musée du Louvre, 32576 recto, 19,2 x 12,5 cm. Au verso, premières esquisses pour les Victoires du tombeau de Napoléon dans une conception qui sera abandonnée. Reproduit dans Lapaire, cat. n° 220 D.
20 Ventes Londres, Sotheby's, 26 juin 1974, n° 258, cataloguée sous le titre « Belisarius » ; Londres, Bonhams, 28 janvier 2015, n° 575, cataloguée sous le titre « A hunter with dog ».
21 Lapaire, cat. n° 170 avec la date 1841. Mais le catalogue de la vente de 1974 mentionne bien 1843.
22 Paris, Musée Hébert.
23 Correspondance II, p. 256.
24 Napoléon Ier en pied, L’ange gardien, quelques Femmes nues couchées, Femme tenant un perroquet, Figures dansant aux fleurs. Lapaire, cat. n° 177 et 181-195.
25 Lapaire, cat. n° 436. Il en existe des exemplaires en bronze, en terre cuite estampée et en plâtre.
26 Célestin Anatole Calmels, Joueur de flûte, plâtre édité par Salvatore Marchi (illustré dans son album de photos); bronze, 51 cm de haut, daté de 1859, inscription: « CALMELS ELEVE DE PRADIER », avec les E en forme de sigma, comme le faisait souvent Pradier.
27 Editées en 1809 sous le titre Raccolta di cinquanta costumi pittoreschi incisi all'acquaforte.
28 Gruppi pittoreschi modellati in terra-cotta da Bartolomeo Pinelli ed incisi all’acquaforte da lui medesimo, Rome, 1834. – Bartolomeo Pinelli e il suo tempo, cat. exp., Rome, Galleria Rondanini, 1983.
29 Huile sur toile, 47 x 38 cm, Londres, Wallace Collection.
30 Vente Zurich, Villa Griessbach, 26 mai 2014, n° 111.
31 Huile sur toile, 63 x 78 cm, Neuchâtel, Musée d’art et d’histoire. Cecilia Hurley, « L’atelier des frères Robert à Rome (1829) par Aurèle Robert », Art + Architecture en Suisse, 53, 2002, pp. 58-61.
32 L’Apollon sauroctone et le Faune à la flûte, entrés au Louvre en 1811; le Faune du Capitole; le Mercure des Offices, etc.
33 Los Angeles, J. Paul Getty Museum.
34 Lapaire, cat. n° 434. La statuette est mentionnée dans le catalogue de la vente après décès: « n° 37 La Confession. A vendre le droit de reproduction en bronze seulement », c’est-à-dire aux mêmes conditions que Le Pâtre. Les droits de reproduction en plâtre sont exploités par Salvatore Marchi qui l’inclut dans ses albums de photos et de dessins, tandis que Susse en édite le bronze après la mort de Pradier, mais sans l’inscrire à ses catalogues.
35 Friedrich Sauerhering, « Belisar in Sage und Kunst », dans: Repertorium für Kunstwissenschaft, 16, 1893, pp. 289-295. James David Draper, « Chaudet’s Belisarius and a Borrowing from David », dans: La sculpture en Occident. Études offertes à Jean-René Gaborit, Paris: Faton, 2007, pp. 226-231. Voir aussi, ici même, notre étude La genèse d'une sculpture de Pradier: Homère et son guide.
36 Correspondance II, p. 244.
37 Correspondance II, p. 225.
38 Correspondance II, p. 227.
39 Correspondance II, p. 236.
40 Correspondance II, p. 247.
41 Lettre à de Mercey (?), 28 octobre 1850 (Statues de chair, 1985, p. 246).
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