« Paris outragé ! Paris brisé!
Paris martyrisé! Mais Paris libéré! »
L'allocution improvisée par le général de Gaulle le 25 août
1944 à l'Hôtel de Ville est dans toutes les mémoires. Dès
six heures du matin les forces de la division Leclerc avaient
donné l'assaut aux points stratégiques investis par
l'ennemi. A 14h45 le Kommandant
Von Choltitz, battu en brèche dans son QG de l'hôtel Meurice,
rue de Rivoli, se rendait prisonnier. Deux heures plus
tard il signait l'acte de reddition que lui tendait le
général Leclerc. Quatre années d'occupation venaient de
prendre fin. Sur la place de la Concorde, au jardin des
Tuileries, ailleurs encore, blindés et camions détruits
temoignaient de la violence des combats qui s'étaient
déroulés au cours de cette dramatique journée.
Au milieu de tout ce chaos, qui pouvait s'inquiéter pour
quelques sculptures de plein air exposées aux feux
croisés des canons? Il y avait d'autres urgences, certes, et
d'autres soucis. Quelqu'un, cependant, y avait pensé...
C'est en relisant le magistral ouvrage
publié en 1986 par Geneviève Bresc-Bautier, Anne Pingeot et
Antoinette Le Normand-Romain, sur les Sculptures des
jardins du Louvre, du Carrousel et des Tuileries, que
j'ai rencontré l'étonnante image que voici captée par
Robert Doisneau:
L'édifice familier visible à
l'arrière-plan de la photo permet de situer le lieu avec
précision. Il s'agit de l'angle formé au sud-ouest des
Tuileries par la terrasse de l'Orangerie et la terrasse du
bord de l'eau. Le mur à droite, provisoire, a dû être
dressé à la hâte pour mieux protéger cet insolite
peuplade des obus et des coups de fusil.
A qui devait-on cette heureuse initiative et comment, dans de
telles circonstances, a-t-on pu organiser le déplacement de
tous ces colosses? La réponse se trouve consignée,
j'imagine, dans quelque procès-verbal, aux archives de Paris
ou ailleurs...
En regardant cette image de près, j'eus soudain l'impression
d'apercevoir un personnage qui m'était connu. Mon impression
se changea vite en certitude. C'était bien, au premier-plan,
se délivrant de ses chaînes, le Prométhée de
Pradier! Le voici agrandi sur la même photo:
J'ai évoqué ailleurs
l'histoire du Prométhée et de ses déplacements
successifs (Étude: Un été, deux printemps). Installé en 1861 près
du grand bassin circulaire du jardin, il retrouvera son piédestal à
la fin des hostilités pour y demeurer encore une cinquantaine
d'années. Rentré au Louvre dans la dernière décennie du XXe siècle, il s'offre maintenant aux regards des visiteurs du musée sur la terrasse supérieure de la cour Puget, à proximité
de la salle Pradier.
James Pradier, Prométhée (1827).
Paris, Jardiin des Tuileries. |
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James Pradier, Prométhée (1827). Musée du Louvre. |
Au cours des combats du 25 août, d'autres statues eurent
moins de chance que le Prométhée et ses compagnons de fortune. Ainsi, le groupe au titre prédestiné
L'homme et sa misère de Jean-Baptiste Hugues fut renversé et brisé en morceaux.
Jean-Baptiste Hugues, L'homme et sa misère (1907). Jardin des Tuileries (août 1944). |
Cette uvre de Hugues avait gardé par malchance son
poste au bout de l'allée conduisant du bassin circulaire à la rue
de Rivoli. Il avait remplacé à cet endroit, en 1923, le Retour de chasse d'Antonin Carlès qui lui-même
avait remplacé, en 1872, une Aurore (ou Flore) de Philippe Magnier. Bizarrement, ce
même emplacement avait accueilli pendant plus de vingt ans,
de 1836 à 1858, le Prométhée de Pradier!
Grâce à l'intervention de Marcel Aubert, conservateur des
sculptures du Louvre, L'homme et sa misère a pu
être réparé et remis en place dès 1946.
Jean-Baptiste Hugues, L'homme et sa misère (1907). Jardin des Tuileries. |
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Jean-Baptiste Hugues, L'homme et sa misère (1907). Jardin des Tuileries. |
Mais revenons à notre tranchée. On y dénombre cinq autres
grandes statues qui tiennent compagnie au valeureux Prométhée. A sa droite, au premier plan,
le puissant Tibre de Pierre Bourdict guette lui
aussi, armé de sa rame, l'arrivée des soldats et des chars.
Photo Robert Doisneau, Jardin des Tuileries, 1944 (détail). |
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Pierre Bourdict, Le Tibre (1690). Jardin des Tuileries. |
Ce fleuve de Pierre Bourdict fut placé en 1715
à Marly, avant d'être installé en 1719 près du bassin
octogonal des Tuileries. Toujours au même endroit, au pied
de la rampe nord du « Fer à cheval » qui mène
vers l'actuel musée du Jeu de Paume, il fait pendant à un
moulage du groupe de Nicolas Coustou, La Seine et la
Marne, dont l'original est au Louvre depuis 1993. Le
voici tel qu'il se présente aujourd'hui aux promeneurs du
jardin:
Pierre Bourdict, Le Tibre (1690). Jardin des Tuileries. |
Mais continuons notre visite de la tranchée. Au-delà du
grand Tibre et lui tournant le dos se dresse l'Énée portant son père Anchise, uvre de
Pierre Le Pautre.
Photo Robert Doisneau, Jardin des Tuileries, 1944 (détail). |
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Pierre Le Pautre, Énée portant son père Anchise
(1716). Jardin des Tuileries. |
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Pierre Le Pautre, Énée portant son père Anchise (1716). Musée du Louvre. |
Ce groupe fut posé en 1717 à l'ouest du bassin circulaire.
Déplacé provisoirement en 1858, il gagna en 1862 le centre
du parterre nord du nouveau « jardin réservé »
créé par Lefuel devant le palais des Tuileries. Rentré au
Louvre en 1989, il est exposé aujourd'hui dans la cour Marly
du musée.
Plus loin encore, derrière l'Énée, émergent les
têtes d'un autre groupe bien connu, Arria et
Ptus, ou La mort de Lucrèce,
commencé en 1685 par Jean-Baptiste Théodon et achevé en
1696 par Pierre Le Pautre. Dans l'ombre, à peine visible, se
profile la tête du Génie assis sur un chien
(symbole de la fidélité) qui se tient à la gauche de
Ptus.
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Photo Robert Doisneau, Jardin des Tuileries, 1944 (détail). |
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Pierre Le Pautre et J.-B. Théodon, Arria et Ptus, ou La mort de Lucrèce (1691). Jardin des Tuileries. |
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Pierre Le Pautre et J.-B. Théodon, Arria et Ptus, ou La mort de Lucrèce (1691). Musée du Louvre. |
Comme le Tibre de Bourdict, ce groupe figura d'abord
à Marly avant d'être transporté au jardin des Tuileries.
Placé en 1717 à l'ouest du bassin circulaire, aux côtés
de l'Énée de Le Pautre, il fut déplacé
provisoirement en 1858 à la terrasse du bord de l'eau et
replacé en 1862, comme l'Énée, au nouveau jardin
réservé où il occupa le centre du parterre sud. Rentré au
Louvre en 1989, il est exposé avec l'Énée dans la
cour Marly du musée.
En dirigeant ensuite notre
téléscope vers l'arrière de la tranchée, nous parvenons
à identifier encore un groupe dont l'exécution remonte au
XVIIe. Il s'agit du Saturne enlevant Cybèle, de Thomas Regnaudin.
Photo Robert Doisneau, Jardin des Tuileries, 1944 (détail). |
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Thomas Regnaudin, Saturne enlevant Cybèle (1684). Jardin des Tuileries. |
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Thomas Regnaudin, Saturne enlevant Cybèle (1684). Musée du Louvre. |
Ce groupe fut placé au parterre de l'Orangerie à Versailles en 1687 avant d'être transporté en 1716 aux Tuileries, au nord du bassin circulaire. Déplacé en 1858 à l'est du bassin, à la place
de la Phaétuse de Théodon 1,
il fut rentré au Louvre en 1972 et se trouve aujourd'hui dans la cour Puget.
Notre visite se termine tout au fond de la tranchée avec la
rencontre d'un autre « enlèvement » qui se déroule
derrière l'infortunée Cybèle. Il s'agit cette fois de Borée
enlevant Orythie, uvre de Gaspard Marsy et
d'Anselme Flamen. On distingue près de la tête de Cybèle,
sur la droite, les bras de Borée et d'Orythie, et près de
son avant-bras droit, la coiffure d'Orythie. Plus bas à
gauche, la hanche et la jambe gauches de la victime sont
visibles.
Photo Robert Doisneau, Jardin des Tuileries, 1944 (détails) |
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Gaspard Marsy et Anselme Flamen, Borée enlevant Orythie (1687). Jardin des Tuileries |
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Gaspard Marsy et Anselme Flamen, Borée enlevant Orythie (1687). Musée du Louvre.
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Ce groupe fut d'abord posé en 1687
avec le Saturne de Regnaudin au parterre de
l'Orangerie à Versailles avant d'être transporté en 1716
au sud du bassin circulaire des Tuileries. Il sera déplacé
en 1858 à la place de l'Atlas de Théodon, à l'est
du bassin. Rentré au Louvre en 1972, en même temps que le Saturne,
il figure maintenant dans la cour Puget du musée.
Le schéma et les images ci-dessous permettront de mieux
imaginer la disposition des quatre groupes en place autour du
grand bassin circulaire en 1717.
Pierre Le Pautre,
Énée portant son
père Anchise. |
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Pierre Le Pautre et J.-B. Théodon, Arria et Ptus, ou La mort de Lucrèce
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Gaspard Marsy et Anselme Flamen, Borée enlevant Orythie |
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sud
(Seine) |
ouest
(Concorde)
est
(Louvre) |
nord
(rue de Rivoli) |
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Thomas Regnaudin, Saturne enlevant Cybèle. |
A l'origine, les deux
enlèvements du bassin devaient faire partie d'un ensemble de
quatre enlèvements destinés au parterre d'eau du parc de
Versailles, tel que le peintre Charles Le Brun l'avait conçu
en 1674. Chacun de ces groupes devait représenter un des
quatre éléments: au rapt d'Orythie par Borée (l'Air) et au
rapt de Cybèle par Saturne (la Terre) s'ajoutaient le rapt
de Proserpine par Pluton (le Feu) et le rapt de Coronis par
Neptune (l'Eau). Ces quatre groupes auraient pris place au
sein de vingt-quatre autres figures, réunies par groupes de
quatre pour représenter les Saisons, les Heures du jour, les
Parties du monde, les Tempéraments de l'homme, les Poèmes
et (une deuxième fois) les Éléments. Toutes ces figures
devaient encadrer un parnasse central, figurant Apollon et
son cortège, qui donnait tout son sens à l'ordre cosmique,
projection gigantesque de l'ordre
royal 2.
C'est à l'emplacement laissé vide au nord du bassin
circulaire par le groupe de Regnaudin (déplacé à l'est du bassin)
que Le Prométhée de Pradier fut installé
en 1861 3. Son socle est occupé aujourd'hui par Le Centaure Nessus enlevant Déjanire de Laurent-Honoré Marqueste, qui figura d'abord au côté sud du bassin.
C'est ainsi que trois « générations » de sculptures le Saturne de Regnaudin, le Prométhée de Pradier et le Nessus de Marqueste occupèrent successivement le même emplacement au nord du bassin circulaire.
Thomas Regnaudin, Saturne enlevant Cybèle (1684). Jardin des Tuileries. |
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James Pradier, Prométhée (1827). Jardin des Tuileries. |
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Laurent-Honoré Marqueste, Le Centaure Nessus
enlevant Déjanire (1894). Jardin des Tuileries. |
Toutes les uvres de la tranchée ayant été
identifiées, plusieurs questions restent néanmoins en
suspens. En premier lieu pourquoi celles-là, précisément,
et pas d'autres? Car il semble bien qu'un très grand nombre
de statues aient été laissées en place sur leur socle. Et
puis, s'il était sans doute logique d'y rassembler les
quatre grands groupes qui avaient longtemps veillé autour du
bassin circulaire (quoique seuls le Saturne de
Regnaudin et le Borée de Marsy et Flamen
s'y trouvaient encore en 1944), pourquoi avoir privilégié
l'uvre de Pradier? Plusieurs autres statues l'avaient
rejointe avant 1944 pour ne parler que du bassin
circulaire: le Laboureur de Lemaire, le Cincinnatus
de Foyatier, le Serment de Spartacus de Barrias,
etc. D'autres abris ont-ils été aménagés au jardin pour
celles-là et pour d'autres? C'est possible. Il est
également possible que la photographie de Robert Doisneau ne
montre qu'une partie de la tranchée derrière l'Orangerie et, par
conséquent, une partie seulement des statues qui
l'occupaient.
Mais jetons un dernier coup d'il sur la photographie de
Doisneau. En l'examinant attentivement, on découvre sur la
terrasse de l'Orangerie encore d'autres figures enlacées,
moins agitées, celles-là, que leurs voisins d'en-bas, mais
assurément plus vivantes!
Connaissant l'histoire de
telle autre photographie de Robert Doisneau en
l'occurence, son fameux « Baiser de l'Hôtel de Ville »
, on ne peut guère savoir si l'on a affaire à un «
vrai » couple d'amoureux ou bien à deux modèles campés
là pour les besoins de la cause. Je me demande, du reste, si
ce couple n'est pas identique à celui qu'a ajusté un peu
plus loin, sur un autre banc du jardin, l'objectif de ce
même photographe...
Mais peu importe. Qu'il s'agisse d'authentiques couples
d'amoureux ou de simples figurants, souhaitons-leur
rétrospectivement à tous, rescapés, eux aussi, de la
grande tourmente, beaucoup de bonheur et de joie et
d'innombrables autres bancs aussi, loin des fils
barbelés et des conflits en tout genre.
Notes
1
C'est en 1800 seulement que l'Atlas et la Phaétuse de Théodon ont rejoint les quatre groupes au bassin circulaire. Ils seront déplacés en 1858 sur la terrasse du bord de l'eau, puis
rentrés au Louvre en 1870 et déposés au château de Versailles en 1936.
2
Voir Geneviève Bresc-Bautier et al., t. II, p. 321-322.
3
Signalons que dans l'ouvrage de Geneviève Bresc-Bautier
et al., les notices consacrées au Borée
de Marsy et Flamen et au Saturne de Regnaudin
indiquent que ces deux groupes étaient placés, le premier,
au sud-est du bassin circulaire et, le second, au nord-est.
Cependant, sur le plan du jardin présenté à la page 38 du
tome I, les numéros renvoyant à ces deux notices inversent
leurs emplacements, situant le premier au nord-est et le
second au sud-est. N'ayant pas pu confirmer ou infirmer l'une
ou l'autre de ces indications, j'ai suivi celle des notices
en présumant que les numéros du plan ont été inversés
par erreur.
Post-scriptum
J'aurais voulu montrer dès le départ l'« état
actuel » du coin photographié par Robert Doisneau en
1944. Je suis enfin en mesure de le faire après une récente
visite à Paris. Malgré les garages percés dans le mur de
soutènement et les palissades masquant l'Orangerie
en réfection, l'endroit est facilement reconnaissable. Mais
les feuilles mortes de l'automne ont pris la place des
réfugiés de marbre et le banc des amoureux, avec ses
occupants, n'est plus qu'un lointain souvenir.
In Memoriam
Je dédie cette étude à mon ami et collaborateur
PHILIPPE DUMOULIN
décédé inopinément et en pleine force de l'âge en son domicile à Douai, le 2 septembre 2004.
Que son épouse, ses fils et ses proches trouvent ici l'expression de mes plus profonds regrets.
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