Voici les éléments qui me conduisent à rapprocher ce dessin du projet que décrivait Gaberel en 1838.
Dans son texte, ce dernier précise : « aux pieds de la figure couronnée est une femme qui implore la clémence souveraine ; elle tient dans ses bras un petit enfant. »
Ces trois figures se retrouvent dans la partie centrale du dessin, même si l’expression « tient dans ses bras » peut susciter des interrogations : l’enfant est-il totalement porté par sa mère, c’est-à-dire sans contact avec le sol, ou bien est-il étreint par sa mère, tout en ayant les pieds au sol, comme c’est le cas dans le dessin ?
Le texte mentionne ensuite que « le roi arrête la main de la justice qui, avec une expression sévère et inflexible, ordonne le supplice d’un condamné politique. »
Cette phrase appelle, d’emblée, un commentaire car elle mentionne « le roi », soit une figure a priori masculine. Ceci ne semble pas être le cas dans le dessin où la figure située sur le trône paraît plutôt féminine, à moins que ce ne soit Saint-Louis, traditionnellement représenté imberbe.
Toutefois, à y regarder de plus près, le texte de 1838 n’est peut-être pas si clair que cela, puisque Gaberel signale, un peu plus haut dans sa description, que Pradier avait choisi de représenter « la royauté publiant l’amnistie », c’est-à-dire non pas la personne physique du roi (en l’occurrence Louis-Philippe), mais la royauté, soit une allégorie de la monarchie. Cette interprétation concorde, de plus, avec la première phrase que j’ai citée et qui parle de « figure couronnée » et non pas de roi. Cette représentation allégorique serait, enfin, concordante avec le fait que, quelques phrases plus loin, Gaberel signale l’absence de référence dans le projet à une époque précise, ce qui ne serait évidemment pas le cas si Louis-Philippe avait été représenté par Pradier. Une telle interprétation pourrait alors conduire à analyser la figure centrale du dessin comme une allégorie de la monarchie, comme tenant à l’indiquer le trône sur lequel elle siège, la couronne qu’elle porte, ainsi que le sceptre qui est incliné à ses côtés.
S’agissant du condamné que Gaberel qualifie de « politique », le poignard déposé au sol au niveau de sa jambe pliée, pourrait être le symbole de son délit, évoquant peut-être des précédents historiques de régicides.
La figure de la justice est enfin clairement présente sous la forme d’un personnage féminin qui tient, dans a main gauche, une balance et, dans sa main droite, une hache qu’arrête et abaisse la main royale. Cette figure a le profil tourné vers la droite et regarde le condamné, comme si elle s’adressait à lui.
Poursuivant la description du condamné, Gaberel précise que « ce dernier, à genoux devant le fatal billot, écoute avec égarement les paroles du ministre de la religion qui lui annonce la clémence royale ».
Dans le dessin, le condamné, dévêtu, tient un crucifix, ce qui pourrait être le signe de son supplice imminent. Sa position étrange et instable, avec une jambe repliée sur ce qui paraît effectivement être un billot et l’autre jambe tendue, semble bien évoquer la stupeur ou l’égarement dont parle le texte.
Gaberel parle, par ailleurs, du « ministre de la religion ». Dans un premier temps, je n’avais pas compris cette expression, croyant qu’elle évoquait effectivement un ministre, au sens contemporain de ce terme. Or, j’ai trouvé que l’expression « ministre de la religion » peut avoir un sens théologique, celui de « serviteur de Dieu » qui est employé en latin chrétien pour qualifier les anges. Ceci expliquerait alors la présence de l’ange (représenté avec une flamme sur le front, tel un génie antique, mais doté d’ailes) qui soulève un voile au-dessus du condamné et qui joue le rôle d’intermédiaire entre ce dernier et la figure située tout à fait à droite qui pourrait être une allégorie de la religion : il s’agit, en effet, d’une figure féminine, avec une couronne radiale, qui soutient une croix de la main droite, cette position évoquant celle de l’allégorie religieuse dans le monument de Pradier à la mémoire du Duc de Berry.
Gaberel poursuit en signalant que « les accessoires de cette scène sont disposés de manière à ne rappeler aucune époque ». Cette précision n’est pas contradictoire avec le style antiquisant du dessin, qui ne comporte pas de références explicites à l’époque moderne.
Reste une interrogation : pourquoi Gaberel ne fait-il pas mention de la partie gauche du projet où figurent un autre condamné qui est libéré de ses chaînes par un deuxième ange, ainsi que des figures masculines vêtues à l’antique (deux soldats faisant le geste d’un serment en réponse au bras droit levé de la monarchie, et trois « philosophes » qui paraissent contempler la scène, comme s’il marquaient par leur présence la sagesse de l’amnistie royale) ? Il est difficile de répondre, sauf à penser soit que Gaberel n’a pas attaché d’attention particulière à cette partie de la scène (qui est, il est vrai, un peu plus conventionnelle que la partie droite, marquée par l’expression romantique du condamné pris de stupeur), soit que le plâtre que décrit Gaberel ne présentait pas la totalité du projet, ce qui serait peu explicable.
Au termine de ces comparaisons, il est certes possible que je me trompe dans l’analyse de mon dessin, mais je vous avoue que je suis troublé par ses nombreuses concordances avec la description de Gaberel.
Une ultime question est de savoir si ce dessin est effectivement de la main de Pradier. Il porte, en bas tout à fait à droite, une signature manuscrite « J. Pradier » mais je ne doute pas que votre connaissance intime de l’œuvre de cet artiste permettra d’éclairer ce point.