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Monika Garnavault (Genève, 4/12/2014)
Je suis conservatrice et restauratrice polonaise, travaillant pour le Service de la protection du patrimoine à Varsovie, actuellement en congé. Dans le cadre de mes études en conservation du patrimoine à l’Université de Genève, je prépare une étude au sujet de la fontaine de la place du Cirque, Genève, qui présente une fonte en bronze de la statue en terre cuite de la Bacchante couchée (1822-1823) de James Pradier conservée au Musée d'Art et d'Histoire de Genève.
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Je n’ai pas eu encore la possibilité de voir le modèle du musée et de rencontrer Monsieur Claude Lapaire. D’après mes recherches dans les archives de la Ville de Genève qui concernent le Musée et le Fonds de décoration, la fonte de la statue de la fontaine a été réalisée en 1976 par Mario Pastori, Fonderie d’art à cire perdue, Carouge, Genève.
Malheureusement les archives ne disposent pas des documents de la Commission consultative du Fonds municipal de décoration de 1976 et dans des documents du MAH je n’ai pas trouvé d'informations sur cette réplique en bronze. Les archives de la fonderie Pastori ont été détruites. Alors je suis à la recherche de la personne qui pourrait m’informer et éclairer certains faits, Monsieur Lapaire. Pourriez-vous me servir d'intermédiaire pour entrer en contact avec lui?
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Douglas Siler (5/12/2014)
Je fais suivre votre message à Claude Lapaire qui vous répondra sûrement. Je crains cependant qu’il n’ait aucune information sur la fontaine de la place du Cirque. Il y a quelques années j'ai essayé, moi aussi, de trouver trace de la fonderie Pastori, voulant savoir si le moule du bronze existait encore. Tout ce que j’ai pu apprendre, je crois, était que la fonderie avait été détruite. Mais avez-vous consulté le catalogue raisonné de l’œuvre de Pradier publié par Claude Lapaire en 2010? Vous y trouverez pas mal de renseignements sur les deux statues en marbre de la Bacchante couchée (ou Nymphe) et sur les différentes répliques et réductions dont on a connaissance. De même dans mon édition de la Correspondance de Pradier (Librairie Droz, 3 vols. parus, 2 en préparation) et dans le catalogue de l’exposition Statues de chair (Genève et Paris, 1985-1986). Voyez aussi, ici même, les quelques remarques faites au sujet de la fontaine dans la transcription de la rencontre organisée au MAH en 2002 à l'occasion du 150e anniversaire de la mort de James Pradier.
Vous savez sans doute que Pradier avait longtemps rêvé de faire élever à Genève une fontaine ornée d’une de ses statues, notamment de son Polyphème, Acis et Galatée dont le MAH possédait le plâtre original (détruit dans un incendie en 1987) et possède encore une réplique coulée en bronze en 1910 par Fumière. Séjournant à Rome en 1841-1842, il écrivait le 26 novembre 1841 à son épouse:
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Mon groupe se prépare (Polyphème). Ce sera le bouquet de mes ouvrages. Je pense que le prince Borghèse me le commandera; en tout cas, fais-en courir le bruit. Du reste, mon projet est d’en faire une belle fontaine à Genève près le théâtre, par une souscription si on ne me le paie pas énormément, car il faudra, pour le faire, que je vende jusqu’à mon chapeau. (Correspondance, t. II, p. 271.)
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Il parle encore de ce projet dans d’autres lettres et en particulier dans une lettre adressée le 27 mars 1849 au président du Conseil administratif de Genève, James Fazy (je peux vous la copier si cela vous intéresse). Par ailleurs, vous pouvez lire à la Bibliothèque de Genève un petit article sur « La Fontaine de Pradier » publié en 1958 dans l’Almanach de Genève (je n’ai pas la référence exacte sous la main mais je la chercherai si vous en avez besoin). Enfin, pour la commande de la fonte Pastori, avez-vous consulté les registres des séances du Conseil administratif? Je les ai consultés moi-même il y a beaucoup d’années, il me semble, mais je ne sais plus trop à quel endroit. Sans doute dans les bureaux du Conseil.
Je vous signale enfin au cas où vous ne le savez pas déjà que la fonderie Pastori a coulé au moins trois autres œuvres de Pradier répertoriées par Claude Lapaire: le buste de Rousseau (n° 16-2), le Monument à de Candolle (n° 196-3) et Femmes damnées (n° 429-3). Par ailleurs il mentionne, p. 126, note 390, qu’« Une série de fontes modernes peuvent être attribuées à la fonderie Pastori à Genève ».
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Monika Garnavault (7/12/2014)
Merci pour votre réponse. J’ai consulté les sources que vous listez, sauf l’Almanach de Genève. Dans la transcription de la rencontre de 2002 que vous m’avez suggéré de lire, il est question d'une photo de la réplique en marbre de la Bacchante couchée de Mexico (la version du baron Guillaume-Louis Ternaux, mentionnée aussi dans le catalogue raisonné). Est-ce que cette photo a été retrouvée? J’ai envoyé un mail au Musée national de Mexico et j’attends toujours leur réponse.
M. Lapaire m’a contacté hier [voir ci-dessous]. Je lui ai posé beaucoup de questions concernant principalement la fonte, alors je dois être patiente. J’essaie de savoir si Pradier suivait le processus de reproduction en bronze de ses œuvres et si les couleurs de la patine étaient choisies ou validées par lui. Par exemple, pour sa statue de Rousseau, son Monument à de Candolle ou son Saint Louis. Et ses terres cuites, est-ce lui qui les a exécutées? J’avoue que je n’ai pas encore lu toute sa correspondance.
La provenance de la Bacchante couchée en terre cuite du MAH me préoccupe, alors j’ai effectué quelques recherches par rapport à l’antiquaire genevois Martinet qui l'a vendue au musée. J’ai vu dans votre transcription de la rencontre de 2002 que cette personne avait attiré votre attention aussi.
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Douglas Siler (7/12/2014)
Je suis content de savoir que Claude Lapaire vous a déjà contactée. Je répondrai plus tard à vos questions mais en attendant j’ai fait une recherche dans Google sur Pastori + fonderie qui a donné de nombreux résultats. On y apprend entre autres choses que contrairement à ce que je pensais l’ancien local de la fonderie existe toujours. Voyez en particulier, sur le site Signé Genève, l'article A la recherche du passé artistique local au sujet de deux Français qui, en 2013, cherchaient les archives de la fonderie. Mais vous connaissez tout cela déjà, probablement.
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Monika Garnavault (7/12/2014)
Effectivement, j’ai déjà contacté ces deux messieurs. Hélas, ils ont constaté que des archives de la fonderie ont été détruites.
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Claude Lapaire (Genève, 6/12/2014)
A Monika Garnavault:
Mon ami Douglas Siler m'a transmis votre message concernant la fontaine de la place du Cirque. Comme il vous l'a écrit, je n'ai pas d'informations complémentaires à celles publiées dans mon catalogue raisonné. Je continue à me demander où se trouvait vraiment cette terre cuite avant d'arriver à Genève et je ne sais toujours pas quand et pour qui elle a été faite. Sans doute pourrez-vous m'éclairer un jour à ce sujet.
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Monika Garnavault (6/12/2014)
A Claude Lapaire:
Merci beaucoup pour votre réponse! Je vous suis très reconnaissante d'’avoir répondu si vite. Le sujet principal de mon étude porte sur la fontaine de la place du Cirque créée en 1907 et réaménagée en 1979, ce qui explique mon intérêt pour la Bacchante mais aussi pour l'engagement du MAH dans la réalisation de cette fonte. Celle-ci a été réalisée en 1976, la fontaine en 1979. D’après la correspondance entre le conseiller administratif Claude Ketterer et le fondeur Jean-Marie Pastori (successeur de son père, Mario Pastori), la statue de Pradier, nommée à l’époque Nymphe de la fontaine, était en plâtre. Jean-Marie Pastori en a pris possession pour exécuter la fonte en bronze en mai 1976. Malheureusement n'ayant pas encore pu l'examiner à loisir, je ne sais pas vraiment si elle est en plâtre ou en terre cuite!
Est-ce que les sorties des objets appartenant au musée ont été enregistrées à cette époque?
Est-ce que vous avez eu des contacts avec M. Pastori concernant cette réalisation? Finalement tous les détails concernant cette exécution m’intéressent, et jusqu’à présent je n’ai rien trouvé dans les archives des correspondances du MAH. Une lettre avec votre réponse a néanmoins attirée mon attention une lettre de Mme Annie-Claire Lussiez (conservatrice du Musée de Melun), qui envisageait de passer à Genève en mars 1976 pour examiner des œuvres de Pradier au MAH. Un mois après, le Conseil administratif de la Ville approuvait le projet de faire couler en bronze la statue « dont le modèle en plâtre se trouve actuellement au Musée ». Est-ce que ces deux événements sont liés?
Pour la réalisation de la fonte, le principal et le seul argument mentionné par Claude Ketterer dans sa lettre de commande à Pastori argument répété ensuite dans la presse était de mieux assurer la conservation de l'œuvre pour la postérité.
Est-ce que vous avez eu la possibilité vous-même ou quelqu'un d'autre du MAH ou du Fonds de décoration a-t-il eu la possibilité de suivre cette réalisation, le concept d’exécution, le processus de fabrication de la fonte, la validation de la cire, de la patine, etc.?
D’après mes recherches, la terre cuite aurait été achetée à Aimé Martinet, antiquaire à Genève. Mais d’après la notice de votre catalogue raisonné elle aurait été achetée à M. E. Martinet, antiquaire à Genève. Nous n’avons donc pas trouvé le même prénom. J’ai consulté une liste d’entrées des œuvres du musée datant de 1913 sur laquelle figure seulement le nom de famille « Martinet ». Connaissez-vous la source de l’initiale « E » que vous avez trouvée?
Est-ce que vous avez des nouvelles de la statue en marbre du Musée national à Mexico?
Je vous pose beaucoup de questions et, en plus, j’en ai d’autres. Bien sûr, je comprendrai bien si, après tant d'années, vous ne vous rappelez rien de tout cela.
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Claude Lapaire (8/12/2014)
A Monika Garnavault:
Voici tout ce que je puis dire au sujet de la Bacchante couchée:
Je n’ai aucun souvenir personnel concernant la fonte par Pastori en 1976. Directeur du MAH depuis 1972, je n’intervenais pas dans la gestion du département des beaux-arts, placé sous la responsabilité de Maurice Pianzola (décédé). C’est probablement avec ce dernier que Pastori a traité pour transporter la Bacchante dans sa fonderie. Je ne crois pas avoir eu connaissance des projets de M. Ketterer au sujet de la fontaine. Je n’ai commencé à m’occuper sérieusement de la collection de sculptures qu’à partir de 1981.
Pour préparer l’exposition Pradier j’ai examiné la Bacchante en 1985 avec mon collaborateur Peter Hartmann, sculpteur. C’est lui qui a découvert que la statue n’était pas en plâtre, mais en terre. Il a constaté aussi que la tête avait été recollée et mal remontée et l’a remise en place.
La fonte de Pastori n’avait pour moi qu’un intérêt limité et je n’ai fait aucune recherche à son sujet. D’où ma datation erronée, 1979 pour 1976! Pas plus, d’ailleurs, que le buste de Favon, placé tout près de la fontaine qui est aussi une mauvaise fonte Pastori d’après l’original de Rodo de Niederhäusern.
J’ai écrit plusieurs lettres à divers organismes de Mexico au sujet de la réplique en marbre. Sans réponses. En 2002, à la suite d’autres démarches, l’ambassade de Suisse à Mexico m’a aimablement informé que le marbre avait été enlevé du parc et était en restauration.
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Monika Garnavault (10/12/2014)
A Claude Lapaire:
Je vous remercie beaucoup pour ces informations. Entre-temps j’ai vérifié la fiche technique de la Bacchante du MAH, obtenue par l’intermédiaire de Mayte Garcia Julliard et Brigitte Monti. Elle indique aussi que la terre cuite a été achetée à E. Martinet.
Est-ce que vous vous souvenez si une sorte de registre des mouvements des œuvres du MAH fonctionnait vers 1976, avec des dossiers des objets concernés?
Je n’ai pas examiné de prés la fonte du buste de Favon, alors puis-je vous demander pourquoi vous la trouvez si mauvaise? J’ai l’intention d’aller à Rouen afin de pouvoir comparer à loisir la Bacchante en marbre avec la terre cuite et avec la fonte. Mais vous avez dû faire cela en 1985 quand les deux statues se sont rencontrées à Genève.
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Douglas Siler (12/12/2014)
Cela m'a pris un peu de temps pour revoir à fond ma documentation sur les Bacchantes couchées, d'où mon retard à vous répondre. Entre-temps Claude Lapaire m'a communiqué ses échanges avec vous, insérés ci-dessus, et je le remercie à mon tour d'avoir accepté de participer à ce forum.
J'ai trouvé pas mal de choses dans mes dossiers et sur internet qui vont vous intéresser, surtout au sujet du marbre de Mexico.
Je rappellerai tout d'abord, pour le bénéfice des lecteurs non initiés, que Pradier a exécuté deux Bacchantes couchées en marbre, grandeur nature, l'une pendant son pensionnat à l'Académie de France à Rome (1814-1818), exposée au Salon de 1819 sous le titre Une Nymphe (cat. Claude Lapaire, n° 10), et une autre, légèrement différente, commandée en 1822 par le baron Guillaume-Louis Ternaux (1763-1833), homme politique et riche propriétaire d'usines textiles (ibid., n° 11-2) à moins que ce ne fût par son frère et associé Étienne-Nicolas-Louis (voir plus loin). La première, signée et datée « J. PRADIER 1819 », lui valut une médaille d'or à la clôture du Salon et fut acquise par l'État pour le musée de Rouen où elle se trouve toujours:
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Ternaux plaça sa Bacchante dans sa propriété d'Auteuil où il possédait un château. Le pavillon central et la cour d'honneur du château font partie aujourd'hui du Lycée Jean-Baptiste Say, au 11 bis de la rue d'Auteuil (Paris XVIe).
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On trouve sur internet d'amples renseignements sur la vie et la carrière de Guillaume-Louis Ternaux, lequel, selon sa biographie dans Wikipedia, était « considéré par ses contemporains ainsi que par tous les historiens comme étant l’un des hommes les plus riches d’Europe et l’industriel le plus puissant de son temps avec Oberkampf et Necker ». Mais selon cette même biographie, il est « mort en son château de Saint-Ouen le 2 avril 1833 » tandis que, selon un autre article Wikipedia, son frère, Étienne-Nicolas-Louis Ternaux, dit Ternaux-Rousseau (1765-1830), est décédé « le 25 août 1830 au Château Ternaux d’Auteuil ». Contrairement donc à ce que j'ai indiqué dans mon édition de la Correspondance de Pradier, ce serait celui-ci et non Guillaume-Louis qui aurait commandé la réplique de la Bacchante. J'y reviendrai un autre jour.
Bien d'autres pages internet retracent l'histoire du château d'Auteuil, loué plus tard, dit-on, à Mme Récamier qui y reçut Lamartine et Chateaubriand. Il serait peut-être possible de dénicher des documents d'archives ou des gravures qui attestent la présence de la Bacchante à l'intérieur du château ou dans ses jardins. Il est certain en tout cas qu'elle s'y trouvait en 1825 car le 6 mai 1825 Pradier écrivait à « Monsieur Ternaux / rue Mont Martre près le / Boulevard à Paris » :
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Auriez-vous la bonté de me permettre de faire mouler la figure de Bacchante que j'ai eu l'honneur de vous faire en marbre; je désirerais en avoir une épreuve dans mon atelier. Le mouleur se charge de vous en remettre aussi une épreuve, par reconnaissance de votre complaisance qu'il obtiendra de vous à ce sujet. Veuillez, Monsieur, me dire si je puis l'envoyer à la campagne ou chez vous avant afin qu'il s'entende avec vous. (Correspondance, t. I, p. 96.)
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S'adressant au même le 11 juin suivant, il ajoute:
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Ce que vient de m'être dit par le mouleur, M. Caneva [?], m'étonne extrêmement. Vous avez dû dire à M. Romagnesi qu'il était responsable de tout ce qui arriverait car ce moule, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, est pour lui et nous donnera une figure en carton à chacun. Je viens de lui écrire et lui ai dit que s'il y avait quelque dommage qu'il [sic] devait le faire réparer de suite, et si j'envoie un praticien après avoir fait l'examen de la figure et que je juge nécessaire de la faire poncer, il doit payer ces frais-là. » (Ibid., t. I, p. 103.)
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Et il termine sa lettre en s'excusant de ne pouvoir accepter l'invitation de Ternaux d'aller inspecter la statue le lendemain, précisant qu'il aurait pu y passer le lundi suivant en allant chez Mme Gérard. Or, le peintre Gérard et son épouse avaient aussi une propriété à Auteuil, non loin du château Ternaux, où Mme Gérard tenait salon le lundi.
Nous savons que ni le modèle en plâtre ni aucun moule de la première Bacchante n'avait été expédié de Rome à Paris en 1819 avec la statue en marbre. Ces lettres nous apprennent qu'en 1825 Pradier ne possédait pas non plus de modèle ou de moule de sa deuxième Bacchante avant de l'avoir fait mouler à Auteuil. Serait-ce ce moule-là qui a servi pour la confection de la terre cuite du MAH? Claude Lapaire m'a obligeamment scanné cette photo de la terre cuite, photo réalisée, je crois, vers 1985, pour le catalogue de l'exposition Statues de chair et reproduite aussi dans son catalogue raisonné:
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Il s'agit d'une « terre cuite estampée rose clair, patinée bronze, 74 x 135 x 50 cm », inscrite « J. Pradier » sur la terrasse, sans date (cat. Claude Lapaire, n° 11). Et comme vous le voyez, le socle en bois (coupé sur la photo reproduite dans le catalogue Statues de chair et dans le catalogue raisonné) est muni d'une estampille en laiton inscrite « J.J. PRADIER / LA NYMPHE A LA FONTAINE ». C'est ce titre-là qui figure dans les anciens inventaires du MAH et dans l'inventaire publié en 1925 par L. Gielly des œuvres de Pradier conservées au musée. A remarquer cependant que dans ses lettres Pradier n'utilise d'autre titre que celui de Bacchante, faisant cas en 1825, dans sa première lettre de candidature à l'Académie des beaux-arts, d'« Une Bacchante...figure en marbre répétée deux fois », et dans deux autres, en 1826 et 1827, de « Deux Bacchantes ». (Correspondance, t. I, pp. 109, 122 et 130.)
Mais d'où provenait cette terre cuite, acquise par le MAH en 1913 d'un certain E. (ou Aimé?) Martinet? Selon le procès-verbal de l'achat daté du 14 janvier 1913, il s'agissait d'un « fragment d'un groupe devant (c'est moi qui souligne) décorer une fontaine dans les environs de Dijon ». Ce projet n'avait donc pas abouti? Qui l'avait conçu? J'aimerais bien savoir...
Le musée acquérait en même temps, du même Martinet, une autre terre cuite attribuée alors par erreur à Pradier, Le repos du monde, d'après une œuvre en marbre de Jean-Baptiste-Joseph Debay, dit Debay fils (1802-1862), qui fut exposée au Salon de 1840 et dont le pendant, Le tourment du monde, figura au Salon de 1841. Cette terre cuite, destinée, elle aussi, semble-t-il, à la fontaine des environs de Dijon (elle représente un petit Amour, crachant de l'eau dans un bassin), a-t-elle été réalisée vers la même époque que la statue en marbre? Si ce fut le cas, la terre cuite de la Bacchante a pu avoir été commandée au même moment, vers 1840. A partir du moule que Pradier avait fait faire pour Romagnesi en 1825? A partir d'un autre moule réalisé plus tard pour quelqu'un d'autre? Encore une fois, mystère. Je n'ai pas vu la terre cuite de l'œuvre de Debay (MAH, inv. 1913-4 bis, H. 51 cm) mais ce serait sans doute utile de la comparer à celle de la Bacchante.
Il est difficile, sur base de photos, de comparer la terre cuite de la Bacchante au marbre de Rouen. On s'aperçoit d'emblée, cependant, qu'elle porte un collier autour du cou alors que sa consœur normande ne porte aucune parure. Or nous savons, grâce à un document qui m'a été communiqué vers 1984 par Mme Isabelle Leroy-Lemaistre, conservateur au département des Sculptures du Louvre, et par Jacques de Caso, professeur à l'Université de Californie, Berkeley, qu'une Bacchante couchée portant ce même collier identique, semble-t-il, à la terre cuite de Genève se trouvait depuis au moins le début du 20e siècle à Mexico. La page de titre de l'ouvrage en question porte les mentions suivantes (je traduis de l'espagnol):
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La sculpture du XIXe siècle. Catalogue des collections de l'École nationale des Beaux-Arts. Manuscrit de Manuel G. Revilla, 1905. (Annotations du catalogue par Rubén M. Campos.) Série: Documents / Numéro 9. Secrétaire d'Éducation publique. Institut national des Beaux-Arts. Mexico / Mai 1980.
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Le manuscrit original de ce catalogue existait donc déjà en 1905. Et sous le numéro 84 figure une photo (ici agrandie) de la Bacchante:
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Les légendes qui accompagnent cette photo sont les suivantes (je traduis encore de l'espagnol):
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84. James Jacques [sic] Pradier. Bacchante couchée. 1823. Figure en marbre. 77 cm. Alameda Central, D.D.F.
84. B [sic] Bacchante couchée. Statue originale en marbre du sculpteur français J. Pradier, exécutée en 1823. Une jeune bacchante dénudée, le corps à moitié allongé sur les bords d'un fleuve, s'apprête à se recréer dans les eaux. Quoique le type choisi [tipo elegido] ne soit pas du plus sélect [de lo mas selecto], le mouvement du corps témoigne d'une maîtrise d'exécution non négligeable.
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De ces légendes retenons surtout la date d'exécution, 1823, qui est bien l'année où Pradier acheva sa Bacchante pour Ternaux, et le fait qu'il s'agirait d'une statue « originale ». Par ailleurs, la hauteur indiquée, 77 cm, est suffisamment proche de la hauteur de la terre cuite (74 cm) et de celle du marbre de Rouen (75 cm) pour qu'aucun doute ne persiste quant à la parenté des trois œuvres.
Si cette statue faisait partie, comme l'indique le titre de ce catalogue, des collections de l'École nationale des beaux-arts, la photo la montre installée en plein air. Les légendes de la photo précisent son emplacement: « Alameda central, D.D.F ». Le sigle D.D.F. signifie « Departamento del Distrito Federal », c'est-à-dire, département de la Ville de Mexico, la capitale du Mexique. L'Alameda est un grand parc vert au centre historique de la ville, agrémenté de fontaines, de monuments et de statues. Les photos récentes que j'ai vues montrent essentiellement des statues en bronze. A part la photo du catalogue Revilla, je n'en ai pas trouvé d'autres mais il en existe sûrement qui montrent la Bacchante en marbre dans le parc. Nous savons en tout cas qu'elle n'y est plus. Alors, où peut-on la voir aujourd'hui? C'est ce que je vous dirai demain!
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Douglas Siler (13/12/2014)
Donc où se trouve actuellement la Bacchante de Mexico? Avant de répondre à cette question, que savons-nous du destin de la statue avant son déplacement outre-mer? En fait, pas grand-chose. Comme le montrent les lettres de Pradier à Ternaux citées plus haut, elle se trouvait en 1825 à Auteuil. Claude Lapaire, dans son catalogue raisonné, cite aussi le Dictionnaire des artistes de l'école française au XIXe siècle de Charles Gabet paru en 1831 qui mentionne (en confondant la Bacchante de Rouen avec le groupe Un Centaure et une Bacchante exposé au même Salon): « En 1819, Une bacchante et un centaure, groupe en marbre (Musée de Rouen); Le même, également en marbre à Auteuil chez M. Ternaux ».
Très vite après la publication de ce dictionnaire sans doute peu après le décès d'Étienne-Nicolas-Louis Ternaux le 25 août 1830 au château d'Auteuil, ou après le décès de son frère Guillaume-Louis le 2 avril 1833 à Saint-Ouen la statue aurait été cédée à Lucien Bonaparte (1775-1840), second des frères de Napoléon. Le catalogue de la vente Lucien Bonaparte, Paris, 17 mars 1834, présente sous le n° 280 une « Bacchante couchée, marbre daté 1823, 4 pieds 4 pouces. ». S'agissait-il de la statue de Pradier? La longueur indiquée environ 132 cm est très proche de la longueur de la terre cuite du MAH (135 cm). A remarquer que ce catalogue que je n'ai pas vu moi-même ne mentionne pas l'auteur de la statue. Elle n'était donc pas signée?
Lucien Bonaparte, on le sait, était amateur archéologue et s'intéressait à la sculpture. On sait aussi qu'il a fréquenté le salon de Madame Récamier. Celle-ci (dont Pradier, en 1846, fera un portrait médaillon) lui aurait-elle fait découvrir la Bacchante alors qu'elle était locataire du château Ternaux? A remarquer aussi que les frères Ternaux avaient été très tôt en relations avec Napoléon, qui visita leur manufacture de Sedan en 1803 (voir, entre autres, les articles Wikipedia).
Une trace ultérieure du marbre Ternaux est citée dans mon édition de la Correspondance, t. II, p. 222. Il s'agit d'un « certificat » provenant des archives Susse, signé et daté de Paris, le 14 août 1841 donc un mois avant son départ le 14 ou 15 septembre 1841 pour Rome où il allait séjourner six ou sept mois dans lequel Pradier déclare: « Je certifie que la statue en marbre d'une Bacchante couchée sur le côté droit à été faite par moi en 1823 pour M. Ternaux. » Ceci semble impliquer que la statue appartenait alors à la maison Susse et peut-être aussi qu'elle n'était pas signée.
Dans une liste autographe de ses œuvres dressée vers 1845, Pradier note aussi: « Une bacchante couchée à Auteuil, chez M. Ternaux » (L'Autographe au Salon, 1865).
Claude Lapaire signale enfin, dans le catalogue d'une vente Salvatore Marchi (le mouleur attitré de Pradier) en 1856, parmi les « Modèles sans droit de reproduction en bronze » : « n° 14. Bacchante couchée, modèle en plâtre ». Mais ce modèle fut probablement, comme il le suggère, du même type qu'un moulage Marchi, H. 41 cm, proposé en 1911 au MAH par un collectionneur de Carqueiranne (Var) et dont le musée ne conserve que cette très médiocre photo (obligeamment communiquée par M. Lapaire):
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A la différence de la terre cuite du MAH et du marbre de Mexico, cette réduction ne semble pas porter de collier. Ce serait donc une réduction du marbre de Rouen.
Enfin, j'ai déniché il y a 5-6 ans, sur internet, un article du journal espagnol Ciudadanos en Red daté du 12 décembre 2008 qui mentionne plusieurs sculptures en marbre dans l'Alameda central de Mexico, dont (je traduis) « Pastor Olimpo de Felipe Valero, Venus y Diosa Isis de Tomas Pérez, figures de gladiateurs de José María Labastida, Bacchante couchée de James Jacques [sic] Pradier, Malgré Tout de Jesús Contreras et Désespoir de Agustin Ocampo [...] retirées en 1986 à cause de leur état de dégradation et maintenant restaurées qui sont exposées au Musée national des arts. En revanche, des copies en bronze de Malgré Tout et Désespoir furent installées à la place des originaux, à côté du Hémicycle à Juárez ».
C'est donc au Musée national des arts (le MUNAL), situé tout près du parc, que Claude Lapaire a adressé plusieurs demandes de renseignements laissées sans réponse.
On en était là au moment où vous m'avez contacté et j'ai réservé pour la fin les découvertes que j'ai faites quelques jours plus tard, en renouvelant mes recherches sur internet. Tapant les mots « Pradier », « Bacchante » et « Mexico » dans Google, je suis tombé tout de suite sur un article Wikipedia consacré au Musée national de San Carlos qui signalait dans ce musée une Bacchante de Pradier. De là il n'y avait qu'un pas pour aller sur le site www.mnsancarlos.com du « Museo Nacional de San Carlos. Arte europeo des siglo XIV a principios del XX » (art européen du XIVe siècle au début du XXe). Mais hélas, pas de mention de Pradier ni aucune vue de sa statue dans la « visite virtuelle » du musée proposée sur ce site. Par la suite, heureusement, mes recherches ont été plus fructueuses.
En premier lieu un article du journal La Jornada daté du 14 décembre 2007 attire particulièrement mon attention (cliquez ici pour l'ouvrir). Signé Merry MacMasters, il présente, à l'occasion du réaménagement de la galerie de sculptures du musée San Carlos, un nouveau catalogue et guide de la collection de sculptures du musée. A cette même occasion, 25 des 170 sculptures formant cette collection étaient exposées, dont la Bacchante de Pradier illustrée dans l'article par ces deux photos signées Gabriela Chávez Navarro:
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Ici le collier est bien visible! Il y a donc tout lieu de croire qu'on est en présence d'un marbre identique à la terre cuite de Genève. Mais il faudrait faire des comparaisons de détails plus poussées pour en être sûr à 100%.
Sous les deux photos figure la légende suivante (ma traduction):
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Bacchante, 1823, œuvre en marbre de Jean-Jacques Pradier (1790-1852), provenant des anciennes galeries de l'Académie de San Carlos, qui fait partie des 25 sculptures montrées au public dans l'enceinte de Puente de Alvarado 50, colonia Tabacalera [adresse du musée de San Carlos dans le quartier Tabacalera à Mexico].
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Encore la date 1823, année de l'achèvement du marbre Ternaux. Si elle figure quelque part sur la plinthe de la statue, elle n'est pas visible sur ces photos. Pas de signature apparente non plus. Mais cherchons d'autres photos.
C'est sur le site inattendu de l'AAPAUNAM Asociación autónoma del personal académico de la universidad nacional autónoma de México que j'ai trouvé la plus parlante, dans une revue publiée par cette association. Il s'agit du numéro de janvier-mars 2014 et d'un article de Ricardo I. Prado Nuñes, docteur en architecture, intitulé « Tolsá y el Palacio de Buenavista, hoy Museo Nacional de San Carlos » [Tolsá et le palais de Buenavista, aujourd'hui Musée national de San Carlos]. Cet article (cliquez ici pour l'ouvrir) retrace l'histoire de l'ancien palais néo-classique construit à la fin du 18e siècle pour le marquis de Buenavista par l'architecte Manuel Tolsá et transformé plus tard (à quelle date?) en musée national. Là nous découvrons enfin, dans son décor actuel, la splendide Bacchante de Pradier, superbement présentée à l'entrée d'une galerie s'ouvrant sur la rotonde du musée.
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Le texte imprimé en caractères blancs sur la photo peut être traduit comme suit: « Une des sculptures les plus représentatives de l'exposition permanente du Musée national de San Carlos: Bacchante, 1823, œuvre en marbre de Jean-Jacques Pradier (1790-1852). »
J'ai trouvé d'autres photos de la statue par la suite. En voici deux qui permettent de se faire une meilleure idée de son emplacement dans le musée:
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Voici enfin quelques autres:
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Le zoom sur les pieds, en bas à droite, fait apparaître des réparations au niveau du gros orteil et du talon du pied droit. Mais le reste de la statue semble être en très bon état, sans doute à la suite d'une restauration globale qui a peut-être masqué ou éliminé d'autres dégradations subies pendant son séjour en plein air. On ne sait toujours pas combien de temps à duré ce séjour ni dans quelles circonstances et à quelle époque l'œuvre a gagné le Mexique.
Vous avez posé quelques autres questions auxquelles je n'ai pas encore répondu. Ce sera pour un autre jour! En attendant, puis-je vous demander si votre étude doit aboutir à une thèse ou à une publication et si elle examinera aussi d’autres places ou sculptures à Genève?
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Monika Garnavault (15/12/2014)
Le Musée national de Mexico m'avait déjà dirigée vers le Musée de San Carlos auquel j’ai demandé des photos, des mesures et des informations sur l'état et sur la provenance de la Bacchante quelque chose comme une fiche technique. Quant à mon étude, elle ne concerne en principe que la fontaine de la place du Cirque et sera probablement publiée dans l'Archive ouverte de l’Université de Genève. Je vous donnerai plus de détails prochainement.
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Douglas Siler (13/1/2015)
Espérons que le Musée de San Carlos ne tardera pas à vous répondre. En attendant, j'ai plusieurs nouveaux éléments à verser au dossier.
En premier lieu j'attire votre attention sur le fait que la Bacchante couchée de Mexico était l'un des derniers grands marbres de Pradier qu'on n'avait pas encore localisés. Il s'agit, en fait, du sixième à avoir refait surface ces 35 dernières années. Tout d'abord son Satyre et Bacchante, longtemps conservé dans un parc privé, fut arrêté à l'exportation en 1980 et acquis par le Louvre (cat. Claude Lapaire, n° 62). Cinq ans plus tard j'ai eu moi-même la chance de redécouvrir sa Pietà dans une chapelle d'accès difficile aux environs de Toulon où elle sommeillait depuis 1850 (ibid., n° 283). Vers la même époque Jacques de Caso, commissaire de l'exposition Statues de chair, se rendait à Saint-Pétersbourg à la recherche du Christ en croix (ibid., n° 174). En vain. Il nous a fallu attendre l'année 1996 pour apprendre, par un article publié dans la Gazette des beaux-arts par Elena Karpova, conservatrice des sculptures au Musée d'État russe à Saint-Pétersbourg, qu'il se trouvait depuis 1920 au Musée de la métallurgie de Nijni Taguil, aux portes de la Sibérie! Six ans plus tard, en 2002, un article du Télégramme de Brest annonçait que la Jeune chasseresse au repos, introuvable depuis le 19e siècle, quittait l'appartement parisien où elle séjournait pour entrer par donation au Musée des beaux-arts de Quimper (ibid., n° 26). Enfin, en cette même année 2002 j'ai retrouvé à Jodoigne, en Belgique, dans un château converti en lycée, la grande Pandore en marbre achevée après la mort du sculpteur par son ancien élève Eugène Lequesne (ibid., n° 263-2). Le jodoignois Hector Defoër, dernier propriétaire de la statue, avait fait bâtir ce château dans les années 1870, après avoir fait fortune en Égypte. Mais cela, c'est une autre histoire!
Dans toute cette série de redécouvertes, la Bacchante couchée de Mexico occupe une place privilégiée dans la mesure où la version originale dont elle s'inspire fut la toute première grande statue exposée par Pradier au Salon. Relisons à ce propos l'analyse très fouillée consacrée à cette œuvre par Jacques de Caso dans le catalogue Statues de chair :
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[...] La Bacchante [...] doit être considérée comme une œuvre dans laquelle Pradier, en 1819, a dû placer des espérances artistiques et matérielles sérieuses. C'est avec elle qu'il se révèle au public parisien et donc son caractère de manifeste artistique ne doit pas être sous-estimé. Retenons que le choix fait par Pradier d'une figue de femme au sensualisme proche de l'érotisme est prophétique de ses préférences ultérieures.
[...] A première vue, on pourrait voir dans cette œuvre une variation, certes d'une expression subtile, d'un sujet galvaudé pendant ces années. Toutefois, la dimension de l'œuvre, à l'échelle du modèle vivant, le matériau noble et la nature particulière de l'incident auquel participe la figure suggèrent des aspects novateurs et intéressants. [...] On rappellera, pendant l'exposition, [...] le type dont elle s'inspire librement, la Vénus Callipyge, la bien connue « Bergère Grecque », que Pradier a repensée dans un coup d'œil nouveau. Plus encore, ses dimensions et son style, l'accent mis sur les effets contrastés des profils sinueux, le canon généreux, l'exécution grasse dans les lignes mais plus sèche dans les surfaces, tout cela fait de la Bacchante une des premières figures qui définissent un genre nouveau en sculpture: le nu érotique, allongé, touchant au portrait dont on ne trouve pas de précédent franc dans la sculpture antique.
Pradier, bien sûr, a pu voir des exemples antiques de nymphes couchées et sans doute, a vu les grands Hermaphrodites. L'action précisée de la Bacchante, toutefois, sépare l'œuvre de ses modèles, particulièrement les grandes figures inactives et déshabillées que Canova rend populaires dès après sa Venere Vincitrice de 1807 et que Ingres, qui séjourne à Rome en même temps que Pradier, assimile dans sa Grande Odalisque de 1814. [...]
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Parmi les marbres du sculpteur retrouvés depuis 1980, il est instructif de confronter la Bacchante couchée avec la Jeune chasseresse dont il réalisa le plâtre en 1823-24, pendant son deuxième séjour à Rome:
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Les points communs entre les deux statues sont si frappants qu'on se demande si elles n'ont pas été exécutées d'après un seul et même modèle vivant. Or, Pradier a ramené aussi de son deuxième séjour romain une statue en marbre de Psyché dont le modèle, une nommée Marianne Brun, mère de famille romaine éperdument amoureuse de lui, l'a rejoint à Paris en 1824 dans des circonstances assez... rocambolesques (cf. la Correspondance, t. I, pp. 65-74).
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Avait-il déjà connu cette dame lorsqu'il était pensionnaire à la Villa Médicis? Si ce fut le cas, il n'est pas impossible qu'elle ait posé aussi pour sa première Bacchante dont la deuxième, à peu de chose près, semble-t-il, n'est qu'une réplique.
Venons-en maintenant aux nouveaux éléments que j'ai dénichés concernant cette deuxième Bacchante.
Les frères Ternaux
En définitive je me suis trompé autrefois sur l'identité du commanditaire de cette statue. Il s'agissait non du baron Guillaume-Louis Ternaux (1763-1833) comme je l'ai toujours cru, mais bien de son frère et associé Étienne-Nicolas-Louis Ternaux (1765-1830). Pradier ne met jamais de prénom devant son nom dans les lettres qu'il lui adresse mais la clé de son identité est donnée par celle du 11 juin 1825 citée plus haut, adressée à « Monsieur Ternaux Rousseau / Rue Montmartre près le Boulevard / 174 à Paris ». Or c'était Étienne-Nicolas-Louis, marié à Charlotte-Blanche Rousseau (1786-1817), qui adjoignait à son patronyme celui de son épouse et qui résidait dans la rue Montmartre, près du boulevard Poissonnière. Il figure avec ces mêmes noms et cette même adresse dans des documents de l'époque, tel le Rapport du jury d'admission des produits de l'industrie du département de la Seine à l'exposition du Louvre en 1825 qui le cite parmi les manufacturiers de Laines et Duvets: « M. Ternaux-Rousseau, rue Montmartre, n. 174. ». On y relève aussi, dans la section Substances céréales et farineuses, son frère Guillaume-Louis: « M. Ternaux, (le baron), place des Victoires ». J'ai peut-être confondu l'un avec l'autre dans le temps à cause de la similarité de leurs adresses, ayant lu dans le Dictionnaire historique des rues de Paris de
Jacques Hillairet que l'hôtel particulier du baron avait sa façade principale sur la place des Victoires mais son entrée au n° 2 de la rue des Fossés-Montmartre (l'actuelle rue d'Aboukir).
Pour l'anecdote, on raconte que la mezzo-soprano française Rosine Stoltz (1815-1903), après avoir étudié la musique à l'école d'Alexandre Choron (qui fut l'oncle maternel de Louise Pradier!), débuta en Belgique à l'âge de 16 ans sous la protection du fils du baron Ternaux. Ses biographes signalent aussi, entre autres, un engagement en 1831 au Théâtre du Parc de Bruxelles là où Juliette Drouet, alors maîtresse de Pradier et mère de leur fille Claire, avait débuté trois ans auparavant!
Le dictionnaire Hillairet retrace l'historique du château d'Auteuil, acquis en 1804 par « le manufacturier Nicolas Ternaux » (c'est moi qui souligne), et fait mention aussi d'une rue Ternaux dans le 11e arrondissement. Il ne faut pourtant pas confondre celle-ci avec l'actuelle rue Ternaux à Saint-Ouen où se trouvait le château de son frère. Plusieurs sites internet nous renseignent sur ce château, ancienne demeure du financier Jacques Necker. Voir par exemple le site www.st-ouen-tourisme.com et le site (en anglais) www.gardenvisit.com (qui donne une description de son jardin, orné de nombreuses statues). Voir également, dans la base Gallica de la BNF, un dessin du château par Auguste-Jacques Régnier, qui dessina aussi la maison de campagne de Pradier à Ville-d'Avray et celle de son beau-père Jean-Pierre-Joseph d'Arcet au quartier des Ternes (cf. la Correspondance de Pradier, t. 1, illustrations, et t. II, p. 119).
Quoique les deux frères Ternaux aient suivi à peu près la même carrière, ayant repris très jeunes la manufacture de leur père à Sedan et s'étant établis tous deux à Paris, il importait de ne pas les confondre et de savoir auquel des deux appartenait la Bacchante. Sachant maintenant que c'est à Étienne-Nicolas-Louis qu'on a affaire, on peut chercher d'autres informations sur la statue. J'ignore si ses papiers de famille ont été conservés mais il existe pour lui, aux Archives nationales, un inventaire après décès. Les références de l'inventaire, dressé le 15 septembre 1830 par le notaire Louis-Lucien Nolleval (étude IX), sont indiquées dans la base www.archivesportaleurope.net: « Inventaire après décès de Étienne-Nicolas-Louis Ternaux-Rousseau, à Auteuil, le 25 août 1830 », répertoire MC/RE/IX/20, registre MC/ET/IX/1172. Il est possible de commander une copie aux AN mais les délais pouvant être très longs plusieurs mois, selon le site des Archives , mieux vaut le consulter sur place. S'il est assez détaillé il pourrait apporter des informations intéressantes sur la Bacchante, ou tout au moins la confirmation qu'elle appartenait encore à Ternaux-Rousseau au moment de son décès. Les autres minutes du notaire Nolleval, ou de l'un de ses associés, pourraient apporter aussi des détails sur la commande de la statue.
On trouve également trace aux AN, dans les répertoires du notaire Étienne Damaison (étude XXXII), de l'« Inventaire après décès du baron Guillaume-Louis Ternaux, manufacturier de textiles, Fossés-Montmartre (rue des), n° 2, décédé à Saint-Ouen, le 2 avril 1833 ». D'autres minutes le concernant y sont listées aussi, avec la mention cependant que l'original de l'inventaire est « manquant ». Dommage, car il aurait été intéressant de savoir si la Bacchante avait échoué chez lui après la mort de son frère. Mais il est plus probable qu'elle ait été héritée par l'un des enfants de ce dernier. Sur sa descendance, voir ici une généalogie de la famille Ternaux.
La terre cuite du MAH
Comme je l'ai déjà mentionné, le MAH acquérait en même temps que la terre cuite de la Bacchante la terre cuite d'une œuvre de Debay fils, Le repos du monde, dont le marbre fut exposé au Salon de 1840. Est-ce pure coïncidence que dans la crypte de l'église Notre-Dame d'Auteuil la tombe de l'épouse d'Étienne-Nicolas-Louis, Charlotte-Blanche Rousseau, soit ornée d'un bas-relief en marbre dû au ciseau de Jean-Baptiste-Joseph De Bay, père (1779-1863)?
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On ne peut que spéculer sur les rapports entre cette œuvre et les deux terres cuites. Celle de la Bacchante appartenait-elle à Ternaux-Rousseau au moment de son décès en 1830? Son inventaire après décès nous l'apprendra, peut-être. L'un de ses héritiers aurait-il ensuite conçu le projet de l'utiliser pour décorer une fontaine « dans les environs de Dijon » en y associant Debay fils, dont le père avait déjà travaillé pour la famille? C'est une piste assez sinueuse, certes, mais qu'il ne serait peut-être pas inutile d'explorer.
Pour revenir enfin à la question que vous avez posée concernant le nom de l'antiquaire genevois qui a vendu les deux terres cuites au MAH en 1913, il s'agissait bien, je crois, comme l'indique la documentation du musée, de l'antiquaire E. Martinet. Mais il y avait aussi un antiquaire A. Martinet son fils peut-être? qui a vendu au musée en 1940, donc 27 ans plus tard, le groupe en marbre Amour captif signé Pradier, œuvre de provenance obscure et dont l'attribution au sculpteur est contestée (cat. Claude Lapaire, n° 507). A toutes fins utiles je vous signale aussi, à la vente Sotheby's, Londres, du 8 juillet 2004, un pastel de Jean-Étienne Liotard dont le propriétaire aurait été l'héritier d'un Aimé Martinet, « antiquaire actif à Genève dans les années 1960 ». Pour l'instant je n'ai pas d'autres renseignements à leur sujet.
L'École nationale des beaux-arts de Mexico (ancienne Académie de San Carlos)
Comme on l'a vu, c'est grâce au catalogue Revilla datant de 1905 mais publié seulement en 1980 que nous avons appris la présence de la Bacchante dans les collections de cette école, ouverte en 1781. Une étude accompagnée d'un catalogue illustré, publiée en 1989 et partiellement accessible sur internet (Clara Bargellini et Elizabeth Fuentes, Guia que permite captor lo bello. Yesos y dibujos [plâtres et dessins] de la Academia de San Carlos 1778-1916), cite le catalogue Revilla mais ne mentionne pas l'œuvre de Pradier ni aucune autre sculpture en marbre appartenant à l'Académie. On y apprend toutefois que pendant les 80 premières années de son existence, l'Académie reçut plusieurs grandes livraisons de plâtres « didactiques » moulages de statues antiques et modernes, torses, bustes, pièces d'ornementation, etc. à l'usage des élèves, envoyées de Madrid (1791), de Marseille (1832) et d'Italie (1853, 1856, 1857, 1861). Pour l'une de ses livraisons son directeur, Manuel Vilar, avait chargé le sculpteur italien Pietro Tenerani de lui fournir, outre des moules de chacun de ses marbres et des œuvres de Thorvaldsen, 24 statues habillées et nues, 12 torses antiques, 24 bustes, 48 pieds et mains antiques, des bas-reliefs égyptiens, des éléments d'architecture, etc. Tout cela arriva à l'Académie en mai 1857, réparti en 31 caisses! Un dernier envoi en 1909 compléta les collections avec des moulages du Parthénon, de la Victoire de Samothrace, des œuvres de Michel-Ange, etc. Mais à cette date, on le sait, la Bacchante était déjà là.
Les auteures de ce même ouvrage signalent, outre le catalogue Revilla, un inventaire des collections de l'Académie établi en 1807; un autre établi en 1867 qui dénombrait 220 plâtres didactiques et 85 pièces neuves par rapport au précédent; un quatrième établi en 1879 qui dénombrait plus de 570 pièces dans les quatre salles de l'Académie réservées aux plâtres; enfin un cinquième établi en 1916. Elles ne nous disent pourtant pas si ces inventaires recensaient aussi les marbres.
Un autre texte intéressant, publié sur le site Nueva Guía del Centro Histórico de México, retrace l'histoire de l'Académie, « le centre d'enseignement des arts le plus important de l'Amérique aux 18e et 19e siècles », en précisant qu'une partie des quelque 70.000 pièces qu'elle avait recueillies fut transférée au Musée national de San Carlos créé en 1968 (ce qui répond, en passant, à la question que j'ai posée l'autre jour, sur la date d'ouverture de ce musée).
J'ai surfé sur bien d'autres sites sans avoir trouvé trace de la Bacchante à l'Académie. L'un d'entre eux, cependant, mentionne que le musée possède (je traduis) « une collection de sculptures provenant du Fond (Acervo) des galeries de l'Académie de San Carlos, exposées en 1853 à l'occasion de la VIe Exposition annuelle de l'Académie ». Or l'Académie organisait effectivement des expositions annuelles, non seulement pour montrer les travaux des élèves mais aussi pour présenter ses nouvelles acquisitions. Chacune des expositions s'accompagnait d'un catalogue. Il existe donc, en fait, un catalogue de la sixième:
Catálogo de los objetos de bellas artes presentados en la Sexta Exposición Anual de la Academia Nacional de S. Carlos de México, México, Tipografía de Rafael Rafael, 1854. Il existe aussi un ouvrage consacré à l'ensemble des catalogues pour les années 1850-1898: Catálogos de las exposiciones de la Antigua Academia de San Carlos de México (1850-1898), México, Universidad Nacional Autónoma de México-Instituto de Investigaciones Estéticas, 1963.
Un autre ouvrage, partiellement numérisé dans Google Books (Ida Rodríguez Prampolini, La crítica de arte en México en el siglo XIX: Estudio y documentos, 1810-1858, 1997), cite un compte rendu contemporain de l'exposition de 1854 où l'on trouve la confirmation que des sculptures en marbre provenant d'Europe figuraient à ces expositions. L'auteur du compte rendu, regrettant que peu de nouvelles sculptures aient été acquises cette année-là, fait l'éloge d'une Psyché de Tenerani et mentionne deux bustes en marbre de Bosio représentant Napoléon Bonaparte et l'impératrice Marie-Louise. Malheureusement ni l'œuvre de Pradier ni aucune des sculptures qui auraient figuré à la sixième exposition en 1853 n'est citée dans les extraits de cet ouvrage diffusés sur internet.
En l'absence d'autres indications permettant de cerner la date d'arrivée de la Bacchante au Mexique, il importerait de savoir si l'un ou l'autre des catalogues ou des inventaires précitées signale sa présence à l'Académie avant 1905.
Le parc de l'Alameda central
L'Alameda de Mexico, avec ses nombreuses fontaines et sculptures (dont plusieurs bronzes commandés en 1852 à Val-d'Osne), a fait l'objet d'une rénovation complète en 2010-2012. Sa réouverture le 26 novembre 2012 donna lieu à différents articles dans les journaux mexicains, dont un en particulier, diffusé sur le site Nueva Guía del Centro Histórico de México, a tout de suite retenu mon attention. Décrivant les statues éparpillées dans le parc, son auteur, Jesús de León Torres, précise (je traduis):
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Au début du siècle passé s'y trouvaient diverses sculptures en marbre provenant de la collection de l'Académie de San Carlos, réalisées par les élèves de cette école. Entre elles figuraient Malgré Tout (A pesar de todo, 1891), de Jesús F. Contreras [..], [et] Désespoir (Desesperanza), de Agustín L. Ocampo, primé à l'Exposition de Paris en 1900. Ces deux sculptures, plus deux autres représentant des guerriers ou des gladiateurs, et celle d'une femme nue couchée [c'est moi qui souligne], furent transférées au Musée national de l'Art dans les années 1980 et remplacées par quelques répliques en bronze le long de l'avenue Juárez où ils se trouvent actuellement.
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On se demande sur quelle source il s'appuie pour affirmer que les statues en marbre furent réalisés par des élèves de l'Académie (le catalogue Revilla de 1905, on l'a vu, qualifie la Bacchante de Pradier, placée alors dans l'Alameda, de sculpture originale). Mais ici on découvre dans son reportage, oh surprise! la photo d'une belle réplique en bronze de la Bacchante!
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Aucune plaque, aucune inscription, semble-t-il, n'identifie le fondeur ou l'auteur de l'œuvre. D'autres photos sont diffusées sur le site www.fotolog.com:
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Ces deux photos, prises en 2009, montrent le bronze sur un autre emplacement du parc, avant la rénovation de 2010-2012. Aurait-il été réalisé après la suppression de la statue en marbre, aujourd'hui au musée de San Carlos? Quoi qu'il en soit, nous savons désormais que celle-ci compte pas moins de deux sœurs jumelles en bronze, l'une dans l'Alameda central de Mexico et l'autre sur la place du Cirque à Genève.
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Douglas Siler (25/1/2015)
Dans l'attente d'une réponse des musées mexicains, il est intéressant de comparer les têtes des deux Bacchantes en marbre avec celle de la terre cuite du MAH. Voici donc, de gauche à droite, le marbre du musée de Rouen, la terre cuite du MAH et le marbre de Mexico:
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Comme on l'a déjà remarqué, les Bacchantes de Genève et de Mexico portent chacune un collier tandis que celle de Rouen en est dépourvue. Il semble aussi, pour autant qu'on puisse en juger d'après ces photos, que les feuilles ornant leurs cheveux ne soient pas exactement identiques à celles de leur soeur rouennaise. Le marbre Ternaux-Rousseau ne serait donc peut-être pas, autant qu'on le croyait, une réplique servile de la version de Rouen. A remarquer, cependant, que tant qu'on n'a pas la preuve qu'il a bel et bien traversé l'Atlantique, il est toujours possible que l'œuvre qui se trouve à Mexico ne soit pas, comme le veut le catalogue Revilla, une « statue originale », mais plutôt une réplique réalisée par un élève de l'Académie de San Carlos. C'est bien, on l'a vu, ce qu'affirmait l'auteur du reportage précité sur la réouverture de l'Alameda. Il est donc important de savoir si, parmi les nombreux modèles didactiques que l'Académie fit venir d'Europe au 19e siècle, il y en avait un d'après lequel ce travail ait pu être effectué. Dans l'affirmative, le marbre Ternaux-Rousseau pourrait se trouver encore quelque part en Europe. On ne saurait donc être certain, dans ce cas-là, qu'il soit identique au marbre de Mexico et à la terre cuite du MAH, ceux-ci ayant pu être dérivés avec l'ajout d'un collier pour les en différencier de la Bacchante de Rouen.
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Douglas Siler (7/2/2015)
Claude Lapaire me signale un article intitulé « Elementos del patrimonio monumental francés en México » qui soulève de nouvelles questions sur la Bacchante en bronze de l'Alameda. Publié en 2006 par Françoise Dasques, historienne de l'art, dans la revue Inventio, la génesis de la cultura universitaria en Morelos (2e année, n° 3, mars 2006, pp. 83-87), il peut être téléchargé ici. Le passage qui nous intéresse concerne la fonderie Fundición Artistica Mexicana créée par le sculpteur Jesús Contreras (1866-1902) à Aguascalientes, sa ville natale, en 1892. Contreras est l'auteur de la statue Malgré Tout! dont la version en marbre placée dans l'Alameda a été remplacée, comme celle de la Bacchante, par une réplique en bronze. L'article mentionne que sa fonderie a produit, outre ses propres œuvres et celles d'autres artistes mexicains, « de nombreuses copies d'œuvres antiques et de la Renaissance qui furent dispersées dans toute la ville [de Mexico], et [...] pour l'Alameda une copie en bronze d'une "statue de chair" du sculpteur James Pradier (1790-1852), dont l'original appartient aux collections de l'Académie ».
Si cette information est exacte, et à supposer que la fonderie ait cessé ses activités à la mort de Contreras en 1902 (ce qui est à vérifier), la réplique en bronze de la Bacchante a pu être réalisée près d'un siècle avant d'avoir pris la place du marbre. Mais alors, dans quel but, et où se trouvait-elle pendant tout ce temps?
Par ailleurs, un reportage publié deux mois avant la réouverture du parc en novembre 2012 (« Monumentos de la Alameda, en terapia intensiva » [« Monuments de l'Alameda, en thérapie intensive »], in El Universal online, 13 septembre 2012) nous renseigne sur les travaux alors en cours. En voici quelques extraits (ma traduction) où il est question de la remise en état de sept sculptures, dont une « Femme nue couchée » :
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Barbouillées, sales, détériorées, oxydées, détruites et même chargées d'annonces propagandistes, c'est dans cet état que se trouvaient les sculptures et les fontaines de l'Alameda central du Centre historique de la ville de Mexico, actuellement en rénovation.
Peu à peu les huit fontaines de la seconde moitié du 19e siècle, les sept sculptures, les seize vases en bronze et l'imposant Hémicyle à Juárez [...] retrouvent leur éclat et leur splendeur.
Moyennant un travail d'intervention délicat, une équipe de
restaurateurs de l'entreprise Sackbé S.A. de C.V., specialiste
en monuments historiques et artistiques, consacrent de
longues journées à rendre leur dignité à chacune de
ces pièces qui confèrent une valeur artistique à ce parc
créé en 1592 par le vice-roi Luis de Velas et considéré
comme le plus ancien de l'Amérique latine.
La valeur patrimoniale de l'Alameda réside dans l'histoire
même du parc mais aussi dans les fontaines, sculptures
et monuments qui l'embellissent, certains catalogués par
l'INAH et d'autres par l'INBA.
C'est ainsi que l'architecte Virginia Arroyo n'hésite pas à
décrire cet espace de 96 mille mètres carrés comme
une sorte de musée en plein air: « Pratiquement
parlant, c'est un musée en plein air. On peut y apprécier
des œuvres de très bonne facture du point de vue
artistique », déclare la directrice de l'entreprise
chargée des travaux de restauration, dont le curriculum
comporte une longue liste de monuments traités, comme
celui de la Révolution, l'Ange de l'Indépendance, le MUNAL
et autres. [...]
Suivant l'avis des restauratrices Virginia Arroyo et Ximena Ramirez,
il est probable que tous les éléments [des fontaines] soient de fabrication
française, créés par la fonderie artistique Val-d'Osne,
la manufacture de fontaines décoratives la plus importante
en France au 19e siècle, lesquelles furent
largement exportées vers différents pays de l'Amérique
latine, comme l'Argentine, le Chile, le Pérou et le Mexique. [...]
Au milieu de la machinerie et des brouettes transportant
des décombres, les restaurateurs ont improvisé un atelier.
Là ont été traitées sept sculptures (Désespoir, Malgré Tout,
Femme nue couchée, Gladiateur avec épée, Femme nue
couchée [sic], Humboldt et Beethoven) qui, au
terme de leur intervention, seront remises à leur
emplacement primitif sous une bâche spéciale pour
les protéger de la poussière des divers travaux en cours.
Dans cet atelier ont été traités aussi les seize vases en
bronze qui furent mis en place après la restauration dont l'Alameda fit l'objet en 1973. [...]
Selon les restauratrices, d'autres pièces actuellement
disparues figuraient dans le catalogue des sculptures de l'Alameda. Il s'agit de la sculpture de la Bacchante et du Pasteur
Olimpo. « L'original de l'une d'elle est au MUNAL, mais
pour l'autre, celle du Pasteur, il n'y a plus que des photographies »,
précise Virginia Arroyo. [...]
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La Bacchante dont il est question n'est pas celle de Pradier mais une autre fondue à Val-d'Osne qui surmontait la « Fontaine de la Bacchante » installée au centre du parc en 1851. Par contre, la « Femme nue couchée » (Mujer desnuda reclinada) incluse dans la liste des sept sculptures restaurées (elle y est citée une seconde fois par erreur, à la place d'un deuxième Gladiateur qui faisait partie des sept) n'est autre, certes, que la réplique en bronze de l'œuvre de Pradier. Et si l'on compare les photos de cette réplique prises en 2009 avec la photo prise en 2012 (voir plus haut), il est apparent qu'avant la restauration effectuée dans cet intervalle elle avait séjourné pendant plusieurs années en plein air depuis 1986 sans doute, année de la suppression du marbre. Ce qui n'exclut pourtant pas la possibilité qu'elle ait été réalisée longtemps avant cette époque par la fonderie Contreras et entreposée ailleurs.
Pour d'autres détails sur la restauration du parc on peut lire, parmi les documents à ce sujet diffusés sur le site de La Autoridad del Espacio Público du D.D.F, un manifeste intéressant intitulé Plan de manejo y conservación del parque urbano Alameda centra (« Plan de remaniement et de conservation du parc urbain Alameda central »). Ce texte n'apporte pourtant aucune information nouvelle sur les sculptures restaurées.
Essayons maintenant, sur la base des différents éléments rassemblés jusqu'ici, d'ébaucher une sorte de chronologie des deux Bacchantes de Pradier et de leurs répliques. La première, expédiée après la clôture du Salon de 1819 au musée de Rouen, n'a pas quitté ce musée depuis et ne pose donc pas de problèmes. Il en est autrement de la deuxième, terminée quatre ans plus tard. Voici en résumé l'essentiel de ce que nous savons à présent sur son parcours:
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1823 (printemps?): La statue achevée est placée dans la propriété de Ternaux-Rousseau à Auteuil.
1825 (mai-juin): Avec l'accord de ce dernier, Pradier fait réaliser un moule de la statue pour le sculpteur Romagnesi, lequel, en échange, se charge de leur fournir à chacun une épreuve en « carton » (c'est-à-dire, en carton-pierre).
1830 (25 août): Décès de Ternaux-Rousseau à Auteuil.
1834 (17 mars): Une Bacchante couchée (celle de Ternaux-Rousseau?), « marbre daté 1823, 4 pieds 4 pouces », figure à la vente Lucien Bonaparte.
1840-1841 (?): Réalisation d'une Bacchante couchée en terre cuite (d'après le marbre Ternaux-Rousseau?) et d'une autre terre cuite d'après Le Repos du monde de Debay fils (marbre, Salon de 1840) pour l'ornementation d'une fontaine dans les environs de Dijon.
1841 (14 août): Dans une note adressée (semble-t-il) au fondeur Susse, Pradier certifie avoir exécuté « la statue en marbre d'une Bacchante couchée sur le côté droit [...] en 1823 pour M. Ternaux ».
1842-avant 1905: Une Bacchante couchée en marbre (celle de Ternaux-Rousseau?), ou le moulage d'une Bacchante couchée, intègre les collections de l'Académie de San Carlos (École des beaux-arts) à Mexico.
1894: Création à Mexico par Jesús Contreras de la fonderie Fundición Artistisca Mexicana qui aurait réalisé, à une date non déterminée, une réplique en bronze de la Bacchante en marbre ou du moulage appartenant à l'Académie.
1905: La statue en marbre appartenant à l'Académie, ou une copie en marbre exécutée par un élève de l'Académie d'après un moulage, est placée depuis quelque temps déjà dans l'Alameda central de Mexico.
1913: Acquisition par le Musée d'art et d'histoire de Genève (MAH) d'une Bacchante couchée en terre cuite (?), identique, semble-t-il, au marbre de Mexico.
1976: Réalisation d'une réplique en bronze de la Bacchante du MAH par la fonderie Pastori à Carouge (Genève).
1979: Installation de cette réplique sur la place du Cirque à Genève.
1986: La statue en marbre de l'Alameda est transférée au Musée national des arts (MUNAL) pour être restaurée.
1986-1987 (?): Une réplique en bronze (réalisée plusieurs décennies plus tôt par la fonderie Contreras?) remplace la statue en marbre dans l'Alameda.
1987-2007 (?): La statue en marbre restaurée est exposée au MUNAL.
2007-2008 (?): La statue en marbre est transférée au Musée de San Carlos.
2010-2012: Restauration du parc de l'Alameda et de la réplique en bronze.
2012 (26 nov.): Réouverture de l'Alameda, avec la réplique en bronze restaurée installée sur un nouvel emplacement.
2014-2015: Nous localisons enfin la statue en marbre au Musée de San Carlos et découvrons sa réplique en bronze dans l'Alameda.
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Comme on le voit, il reste encore bien des points d'interrogation dans cette histoire. Le marbre Ternaux-Rousseau est-il vraiment parti au Mexique ou seulement un moulage? La réplique en bronze installée maintenant dans l'Alameda a-t-elle été réalisée dès la fin du 19e siècle par la fonderie Contreras ou bien plus récemment, après 1986? Quid de la Bacchante du MAH? Ne serait-ce pas une des épreuves réalisées en 1825 par Romagnesi? Et qui a eu l'idée de l'incorporer à une fontaine près de Dijon? Etc., etc. J'ai l'espoir que tôt ou tard, en continuant notre enquête, nous trouverons des réponses à ces questions.
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Douglas Siler (28/2/2015)
A propos de Romagnesi, que sait-on, au juste, de ce sculpteur et des raisons pour lesquelles il s'est procuré un moule de la Bacchante? Quand on tente de se documenter sur lui on se heurte d'emblée (comme pour les frères Ternaux) à un problème d'identification. Car presque toutes les sources modernes se trompent sur ses prénoms et sur sa date de naissance. J'ai malheureusement répété ces erreurs dans mon édition de la Correspondance de Pradier (voir t. I, p. 353), m'étant fié à la notice qui lui est consacrée dans le dictionnaire Bénézit. Voici un extrait de cette notice:
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ROMAGNESI (Antoine Joseph Michel), dit l'aîné, sculpteur et lithographe, né à Paris vers 1782, mort dans la même ville le 9 avril 1852 (Éc. Fr.). On donne généralement 1776 comme année de sa naissance. Cette date nous paraît erronée, le registre de l'École des Beaux-Arts portant qu'il fut admis comme élève le 17 vendémiaire an VI [8 octobre 1797], à l'âge de 16 ans. Il était élève de son père, un peintre demeurant rue du faubourg Saint-Martin n° 217. Le même jour entrait à l'École des Beaux-Arts, un Louis Alexandre Romagnesi, peintre, âgé de 21 ans, demeurant rue du Temple n° 99. Était-il parent de Joseph Antoine [sic] ? Ce qui est certain c'est que nous ne retrouvons plus sa trace dans la suite, sauf une sculpture conservée au Musée de Lisieux. Joseph [sic] appartenait à une famille d'artistes, et nous croyons qu'il était apparenté avec le chanteur compositeur de romances Henri Romagnesi. [...] Il débuta au Salon de 1808 avec une statue de La Paix et continua à prendre part aux Expositions comme sculpteur jusqu'en 1831. [...] Romagnesi a introduit l'usage du carton-pierre pour la sculpture d'ornements à l'intérieur des édifices. Comme lithographe il exposa au Salon de 1833 à 1834, sous le nom de Romagnesi l'aîné (pour se distinguer de son frère Narcisse). Le dictionnaire fait à tort deux artistes différents du sculpteur et du lithographe. [...]
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Un peu plus loin la notice consacrée à ROMAGNESI (Louis Alexandre) se borne à signaler qu'il était un « sculpteur du XIXe siècle (Éc. Fr.) » et l'auteur d'un buste en plâtre de Pierre Duval Le Camus père conservé au musée de Lisieux.
L'ouvrage de Pierre Kjellberg, Les bronzes du XIXe siècle Dictionnaire des sculpteurs, publié en 1989, reprend une partie de ces mêmes données:
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ROMAGNESI Antoine Joseph Michel. Paris, vers 1782
Paris, 9 avril 1852. Sculpteur et lithographe, membre d’une famille d’artistes [...]. Sa date de naissance n’est pas connue avec précision et on le confond parfois avec un certain Louis Alexandre Romagnesi, né à Orléans en 1776. Il expose au Salon de 1808 à 1831 et reçoit de nombreuses commandes officielles, tant sous l’Empire que sous la Restauration. [...]
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N'ayant pas consulté le registre de l'École des beaux-arts pour l'année 1797, j'ignore si l'on y trouve deux Romagnesi inscrits à la même date. Mais plusieurs sources anciennes ne laissent pas de doute sur l'identité de notre sculpteur. Il s'appelait bien Louis-Alexandre Romagnesi. Il suffit de se reporter à la biographie publiée quelques mois après sa mort par l'orléanais Charles-François Vergnaud-Romagnesi, qui semble avoir eu accès à ses papiers personnels: « Biographie de M. Romagnési aîné, sculpteur à Paris et membre correspondant de la Société », in Mémoires de la Société royale des sciences, belles-lettres et arts d'Orléans, t. X, n° 6, séance du 5 novembre 1852, pp. 278-286. Ce texte est numérisé dans Gallica et peut être téléchargé ici. Sur la naissance et l'ascendance du sculpeur, il apporte les précisions suivantes (je respecte l'orthographe originale):
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Louis-Alexandre Romagnési était né à Paris en 1776 de François-Michel Romagnési. Conduit à Orléans en 1778, il appartient plutôt à la ville qui l'a vu élever qu'à celle où
il était né et où il est mort (aux Thernes), le 9 août [sic] 1852,
âgé de soixante-seize ans. La famille Romagnési était originaire d'Italie, où elle s'était distinguée dans la carrière des armes [...].
Augustin de Romagnési, fils de Marc-Antoine de Romagnési de la ville de Ferrare, et de damoiselle de Chirsa ou Chirza, fut reçu chevalier de l'Epéron-d'Or en 1672, par Louis Sforce, duc et prince de l'Empire, pour les bons services militaires
du père et du fils.
Le nouveau chevalier, Augustin de Romagnési, se fit remarquer
dans la guerre de Pologne, où il combattit avec intrépidité contre
les Turcs pour le roi Sobieski. Bientôt il suivit en France le duc de Montoue et s'y fixa. Ses deux fils, Marc-Antoine, né à Vérone, et Augustin, né à Florence, furent naturalisés Français par Louis XIV en novembre 1693.
Le fils de Marc-Antoine, l'aîné de cette famille et né à Paris, se livra à l'étude de la peinture. En 1750, il était déjà très-connu par de beaux portraits. En 1766, il fut reçu maître peintre, sculpteur de l'Académie de St-Luc. Son fils Antoine-Joseph-Michel, mort récemment en 1850, fut l'un de nos compositeurs de musique les plus gracieux, et cette branche aînée de la famille Romagnési s'est
éteinte avec lui.
Le second fils de Marc-Antoine fut appelé François-Michel; il était aussi né à Paris. Il étudia comme son frère aîné le dessin, mais plus particulièrement la sculpture d'ornement. II y avait acquis assez d'habileté pour être choisi par le duc de Penthièvre afin de diriger et
d'exécuter les travaux d'ornemens à Châteauneuf-sur-Loire et à Chanteloup.
Il vint donc demeurer à Orléans, où son fils Louis-Alexandre, à peine âgé de deux ans, accompagna ses parens. [...]
Une succession assez importante échut en 1783 aux deux frères Romagnési d'Orléans et de Paris. Celui d'Orléans en plaça les fonds dans l'acquisition d'une maison et d'un domaine assez étendu à Chanteau (forêt d'Orléans).
Il voulut mener de front ses travaux de sculpture et se livrer à l'agriculture. A cet effet il avait à Chanteau un atelier où des ouvriers exécutaient les ornemens destinés aux châteaux de Chanteloup et de Châteauneuf. C'est là que le jeune Louis-Alexandre, tout en parcourant les bois et en s'occupant de soins agrestes, sentit se développer en lui, près des ouvriers de son père, qui l'aidaient de leurs conseils, ce goût du dessin et de la sculpture qu'il manifesta dans la suite. [...]
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Il en ressort de ce témoignage qu'Antoine-Joseph-Michel Romagnesi n'était pas sculpteur mais compositeur et qu'il était le cousin de Louis-Alexandre. A sa mort en 1850, Vergnaud-Romagnesi lui a consacré aussi une biographie (également numérisée dans Gallica et téléchargeable ici), dont voici quelques extraits:
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Le plus gracieux de nos compositeurs de musique de salon, Antoine-Joseph-Michel Romagnési, chevalier de la Légion-d’Honneur, membre de la société des Enfans d'Apollon et de la société Philotecnique, est décédé à Paris le 9 janvier [1850], âgé de 68 ans. Ses obsèques ont eu lieu à Notre-Dame-de-Lorette. Son modeste convoi était accompagné d'artistes, de musiciens et de littérateurs. [...]
M. Romagnési était issu d’une famille connue dans la carrière militaire en Italie avant que Romagnési, auteur dramatique, ne fût devenu l’émule, le rival et le collaborateur de Riccoboni. [...]
[...] Augustin de Romagnési, fils de Marc-Antoine de Romagnési, de la ville de Ferrare, et de damoiselle de Chirsa ou Chirza, fut reçu chevalier de l'Epéron-d'Or en 1672, par Louis Sforce, duc et prince de l'Empire, pour les bons services militaires du père et du fils. [...] Après sa mort ses deux fils, Marc-Antoine de Romagnési, né à Véronne, et Augustin de Romagnési, né à Florence, furent naturalisés français par Louis XIV en novembre 1693.
Michel Romagnési, fils de Marc-Antoine, suivit la carrière des beaux-arts, et en 1750 il était peintre déjà estimé. [...]
Une cécité complète vint le surprendre dans un âge peu avancé. Vivant d'un mince patrimoine et d'une modique pension accordée à son talent, il cultiva les lettres, dicta des poésies qu'on lit encore avec plaisir, et s’occupa de l’éducation de ses enfans. C’est ainsi que Romagnési [son fils Antoine-Joseph-Michel, le futur compositeur] reçut une éducation difficile à obtenir dans les temps de tourmente révolutionnaire, de 1789 à 1793. [...]
De nombreux élèves, parmi lesquels furent la reine Hortense, la duchesse de Berry, la duchesse d'Aumale, etc., etc., lui durent des progrès heureux. [...]
Plus de mille romances, ballades, duos, trios, étaient édités lorsqu’il fit jouer à l’Opéra-Comique Nadir et Sélim, qui eut un succès mérité. [...] Il fut décoré peu de temps après, et en 1846 il publia l'art de chanter les romances et la musique de salon [...].
La mort l'a saisi inopinément et alors qu'il était occupé, à la bibliothèque nationale, au classement général des nombreux morceaux de musique entassés dans ce vaste établissement. [...]
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Il existe quantité d'autres textes sur Antoine-Joseph-Michel Romagnesi, compositeur et éditeur de musique très connu. Je m'explique donc mal pourquoi tant de sources modernes, dont le Bénézit, le confondent avec Louis-Alexandre. J'ignore aussi pourquoi ce même dictionnaire, et d'autres sources à sa suite, brouillent les pistes encore davantange en appelant celui-ci Joseph-Antoine ou simplement Joseph. Le plus grave, c'est que ces mêmes erreurs se sont propagées dans les fiches techniques de plusieurs musées, tant en France (Musée des Augustins, Toulouse, et autres cf. la base Joconde) qu'à l'étranger (le Metropolitain de New York).
Parmi d'autres textes et documents contemporains où le sculpteur figure avec les prénoms Louis-Alexandre ou les initiales L.A., on peut citer aussi:
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Édouard Foucaud, Adolphe Jérôme Blanqui, Charles Dupin, Les artisans illustres, Bethune et Plon, 1841: « M. Romagnesi (Louis-Alexandre), né à Paris en 1776... »
« Consentement à paiement en brevet par Louis Alexandre Romagnési, sculpteur figuriste, rue de Paradis Poissonnière, n° 12 bis, en faveur de Mr. Fragonard. 30 août 1831. » (Archives nationales, Répertoires du notaire Pierre Eugène Cottenet, 1830-1838.)
« Recueil des dessins représentant les sculptures qui se trouvent dans l'établissement de L.A. Romagnesi, sculpteur figuriste ornemaniste, membre de plusieurs sociétés savantes, rue de Paradis Poissonnière no. 12 bis. N.a M. Romagnesi exécute la sculpture en toutes sortes de matières », 1825. (Cf. Google Books, AbeBooks, etc.)
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Parmi les sources plus récentes, le Dictionnaire des sculpteurs de l'École française au dix-neuvième siècle de Stanislas Lami (1914-1921) l'identifie correctement. De même le « Répertoire des fondeurs du XIXe siècle » de Bernard Metman publié par Jacques de Caso (Archives de l'Art français, Nouvelle Période, t. XXX, 1989).
A noter que l'adresse donnée pour Romagnesi dans les documents précités est celle qu'on rencontre aussi dans les annuaires contemporains, tel l'Almanach et annuaire des bâtimens et de la voirie de 1832 où il figure sous quatre rubriques différentes:
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SCULPTEURS-STATUAIRES
Romagnesi, r. Paradis-Poissonnière, 12 bis
CARTON-PIERRE
Romagnesi, figuriste et ornemaniste, r. Paradis-Poissonnière, 12 bis
SCULPTEURS EN MASTIC ET PIERRE FACTICE
Romagnesi, r. de Paradis-Poissonnière, 12
ORNEMANISTES
Romagnesi, r. Paradis-Poissonnière, 12
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Il est cité également avec cette adresse dans L'Ami de la religion, Journal ecclésiastique, politique et littéraire de 1832 où il est question de ses travaux pour Saint-Étienne-du-Mont. (« Les membres des fabriques du clergé de Paris pourront voir ces ouvrages à l’Église de St-Étienne-du-Mont, et visiter les ateliers de l’auteur, rue Paradis-Poissonnière, n° 12 bis. On y trouve une grande quantité d’objets d’église en tout genre. »)
Remarquons en passant que ses ateliers de la rue Paradis-Poissonnière (l'actuelle rue de Paradis) n'étaient pas loin du domicile parisien de Ternaux-Rousseau au 174 de la rue Montmartre, près du boulevard Poissonnière.
La question de l'identité du sculpteur étant réglée, penchons-nous maintenant sur sa carrière et, en particulier, sur son activité d'ornemaniste. Lisons encore à ce propos quelques extraits de sa biographie par Vergnaud-Romagnesi:
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[...] Le jeune Romagnési, qui avait suivi les cours de dessin de l'école
d'Orléans, alors dirigée par un très-habile professeur,
M. Bardin, et qui avait déjà sculpté pour son compte des
ornemens de meubles, [...] arriva à Paris
avec quelques assignats de mince valeur, qu'il eut encore
le malheur de perdre avec son portefeuille le jour même
de son arrivée. [...]
De l'ardeur, de la persévérance, de l'économie et du
travail le conduisirent peu à peu à se créer une existence
supportable, à aider même son vieil oncle aveugle [Michel
Romagnesi, père du futur compositeur Antoine-Joseph-Michel]
et à devenir son second fils en épousant sa cousine, jeune
personne douée de beaucoup d'intelligence et de talent,
comme musicienne, élève du chanteur Martin, et comme
peintre en miniature, dirigée par Isabey père. [...]
L'horizon politique s'étant un peu éclairci sous le Directoire
et le retour d'Egypte de Bonaparte ayant ramené
le goût des arts, Romagnési, admis à l'école de la bosse
au Louvre, puis à celle de la nature d'après des modèles
vivans, où il eut des succès, se livra à l'étude de l'anatomie
et à la statuaire. [...]
Modelant en terre et en cire pour l'orfèvre du premier consul (Auguste), il travailla beaucoup à la garniture d'autel offerte au pape par l'empereur lorsqu'il vint le sacrer [...].
Les maisons Dénières [sic pour Denière] et Ravrio, si connues dans le
commerce des bronzes, le chargèrent, après la
banqueroute de l'orfèvre Auguste, de travaux pour leurs produits
d'oremens en bronze et marbre, pendules, candélabres, etc.
Une statue de la paix exposée au Salon [de 1808] y fut remarquée
et procura à l'auteur la connaissance particulière et les
conseils du peintre Regnaud et du statuaire Cartelier. [...]
Des travaux considérables furent d'abord confiés à M. Romagnési
pour la Bourse de Paris. A force d'intrigues, on
lui en enleva une grande partie; mais là, pour la première fois,
il proposa l'exécution du grand plafond en carton-pierre de sa
composition (1).
Ce fut alors que mécontent des demandes, des remises,
des intrigues et des non-exécutions dans les travaux
publics, M. Romagnési conçut le projet de créer un atelier
de carton-pierre en matière solide de sa composition et
sur des modèles exécutés par lui-même avec soin, ce qui
n'avait point été fait jusqu'alors.
Cette création nouvelle fut bien accueillie et prospéra
dès le principe. Ce nouveau carton-pierre, employé pour
la première fois à l'exécution de sculptures de ronde bosse,
devint une industrie toute française, et des demandes
importantes furent faites à M. Romagnési. C'est ainsi qu'on
exécuta une grande tribune d'orgues et des chapelles dans
l'église de Châlons-sur-Marne, et à Troyes un maître-autel
de vingt-quatre mètres d'élévation. Il décora ensuite
le Palais-de-Justice de Caen, les églises de Verviers, de
Lyon, de St-Roch à Paris , de St-Etienne-du-Mont et
particulièrement les plafonds de Notre-Dame-de-Lorette,
de l'église de Bercy, etc. [...]
Il a publié vers 1840 un recueil d'ornemens de diverses
époques lithographiés par lui sur nature avec le plus grand
soin. Ce volumineux ouvrage in-folio maximo et pour
lequel la ville d'Orléans voulut être un des premiers
souscripteurs, est assurément celui qui fait le plus d'honneur
auprès des hommes de l'art à M. Romagnési comme dessi-
nateur, comme sculpteur et comme lithographe. [...]
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(1) Le carton-pierre était à son enfance; sa pâte
était peu solide et ne permettait point de donner les épaisseurs
nécessaires aux reliefs qu'on exécutait avec des feuilles de plomb,
d'étain ou de fer-blanc, ce qui était d'un mauvais effet. M. Romagnési
avait trouvé une composition de carton-pierre plus résistante et qu'il
mit en usage depuis avec beaucoup de succès.
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On peut trouver une liste des principales œuvres de Romagnesi dans le Dictionnaire des artistes de l'école française au XIXe siècle de Charles Gabet (1831). Mais à propos de ses travaux en carton-pierre, reprenons le livre cité plus haut d'Édouard Foucaud, Jérôme Blanqui et Charles Dupin, Les artisans illustres, 1841:
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[...] En 1817, M. Romagnesi obtint une medaille d'or. Mais bientôt le besoin de créer un avenir à sa famille lui fit chercher les moyens les plus propres à utliser son talent. Ce fut alors qu'il conçut l'heureuse idée de reproduire les œuvres de la sculpture en carton-pierre. Déjà cette industrie avait, il est vrai, un commencement d'existence, mais elle se bornait à l'exécution des plus simples ornements d’architecture.
M. Romagnesi peut donc revendiquer le titre d’inventeur. Il comprit tout d’abord l‘immense avantage que l'on pouvait tirer de l'emploi du carton-pierre, en exploitant cette matière en artiste. Ce fut en 1823 qu’il jeta les fondements de sa maison, et six mois étaient à peine écoulés que la première statue ronde-bosse, exécutée en carton-pierre, sortait de ses ateliers et recueillait les éloges de tous les connaisseurs. C'était une reproduction de la magnifique Vénus de Milo, cette statue antique qui avait été récemment apportée de la Grèce.
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Il s'avère donc qu'au moment où il fit mouler la Bacchante en 1825, Romagnesi avait commencé depuis peu à utiliser le carton-pierre pour la reproduction de sculptures en ronde-bosse. Mais continuons notre lecture:
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A l’exposition des produits de l’industrie de la même année, M. Romagnesi reçut la médaille de bronze, et le gouvernement lui acheta deux candélabres de trois mètres cinquante centimètres de proportion. Jusque-là on n’avait point encore exécuté d’ouvrages aussi considérables en carton-pierre. A l’exposition suivante (1827), les produits de M. Romagnesi lui valurent la médaille d’argent. En 1834, la société d’encouragement lui décerna une semblable récompense. Enfin, en 1835, M. Romagnesi reçut une troisième médaille de la société nationale du commerce et de l'industrie.
M. Romagnesi a exécuté, comme statuaire, un grand nombre d’ouvrages tant en marbre qu’en bronze et en plâtre. [...] Les travaux de M. Romagnesi comme industriel et comme sculpteur d'ornements ne sont pas moins considérables; dans ce nombre en peut citer une partie de la sculpture du palais de la Bourse, la restauration de la porte Saint-Martin, la sculpture du palais de la chambre des députés, tant en pierre pour la partie extérieure, qu’en marbre et en carton pour l’intérieur.
Quant à ses ouvrages en carton-pierre, les plus marquants sont la décoration du palais de l’archevêché à Reims, pour les cérémonies du sacre de Charles X, dix-huit grands candélabres dorés pour la chapelle et la galerie du Palais Royal, toute la décoration monumentale et religieuse de la nouvelle cathédrale d’Arras, celle du grand théâtre de Lyon, celle du cœur et de l’autel de la magnifique église gothique de Saint-Urbain à Troyes et de la cathédrale de Saint-Malo. Citons encore le grand candélabre qui orne la rotonde du passage Colbert, à Paris, la décoration de l’église Notre-Dame de Lorette, celle du théâtre de la Renaissance, et en dernier lieu celle du char funèbre qui a transporté les restes des victimes de Juillet à la colonne de la Bastille.
Enfin, c’est M. Romagnesi qui, le premier, a fait des statuettes et ces délicieuses imitations artistiques qui ont obtenu un si grand succès, et qui aujourd’hui sont devenues en quelque sorte une des nécessités mobilières de l’opulence.
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On aimerait être mieux renseigné sur les statuettes créées ou reproduites par Romagnesi dès avant 1841 (date de publication de l'ouvrage cité), son activité dans ce sphère étant peu ou point documentée. Il est clair, en revanche, qu'à partir des années 1820 ses travaux en carton-pierre furent très largement répandus. Lisons encore à ce propos quelques extraits d'un « Rapport fait par M. Gourlier, au nom du Comité des arts économiques, sur les sculptures en carton-pierre exécutées par M. Romagnesi, rue de Paradis-Poissonnière, n° 12 bis, et par MM. Wallet et Huber, rue Porte-Foin, n° 3 », publié dans le Bulletin de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale, 29e année, Paris, 1830, séances des 7 et 14 juillet 1830:
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M. Romagnesi et MM. Wallet et Huber, fabricans de sculptures en carton pierre, vous ayant successivement priés de prendre connaissance de leurs établissemens, de leurs moyens de fabrication et de leurs divers produits, vous avez renvoyé cet examen à votre Comité des art économiques.
Votre Comité a visité avec beaucoup de soin les ateliers et magasins de ces artistes, et a reçu d'eux, non seulement sur ce genre de produits, mais encore sur l'origine et les diverses variations de l'art de la sculpture en carton, des renseignemens circonstanciés, qui seront mis à profit dans la suite de ce rapport. [...]
Déjà avantageusement connu, non seulement comme ornemaniste, mais encore comme statuaire, et ayant obtenu en cette dernière qualité une médaille d'or au Salon de 1817, M. Romagnesi apporta dans cette carrière, alors nouvelle pour lui, des avantages dont il a su habilement profiter, soit en exécutant en carton-pierre le nombre considérable de modèles qu'il avait précédemment composés pour être exécutés en plâtre, en pierre, en marbre, en bois, etc., soit en composant ad hoc un nombre plus considérable encore de nouveaux modèles, dans lesquels il s'est particulièrement proposé d'obtenir le plus grand effet possible de ce genre de sculpture, soit enfin en appliquant le carton-pierre à la reproduction des statues et bustes antiques ou modernes les plus estimés. Indépendamment de la connaissance que nous avons prise de ces différens modèles, dans les ateliers et magasins de M. Romagnesi, cet artiste nous a communiqué le catalogue imprimé et le recueil lithographié qu'il en publie, et qui contiennent en ce moment plus de quinze cents sujets différents, parmi lesquels nous ferons remarquer des chapitaux corinthiens de grandes dimensions; des rosaces de plafond [...]; des candélabres très riches [...]; de grands panneaux et compartimens gothiques [...] et enfin, comme figures, une Diane antique de grandeur naturelle, le torse et le buste de la Vénus de Milo; plusieurs compositions d'après M. Cartelier, etc. Le Comité a en outre remarqué dans les ateliers de M. Romagnesi de jolis vases de différentes formes, et autres objets de ce genre, peints de manière à imiter le bronze et le marbre, avec la plus grande perfection. [...]
L'établissement de MM. Wallet et Huber n'est ni moins important ni moins intéressant sous tous les rapports. Étant d'une existence plus ancienne, le nombre des objets catalogués est même plus considérable, puisqu'il s'élève à environ trois mille, indépendamment d'environ quinze cents autres, qui, d'après la déclaration de ces Messieurs, seraint susceptibles d'y être ajoutés. [...]
Nous ajouterons encore que les établissements de M. Romagnesi et de MM. Wallet et Huber occupent chacun habituellement au moins une cinquantaine d'ouvriers, sans y comprendre un nombre assez considérable d'autres ouvriers, tels que menuisiers, serruriers, peintres, doreurs, etc., et qu'indépendamment des travaux importans qui leur sont respectivement confiés à Paris, ils exécutent pour les départemens et même pour quelques pays étrangers, tels que les Pays-Bas, l'Angleterre, etc., des commandes considérables.
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Ici, retenons surtout que Romagnesi aurait reproduit en carton-pierre des « statues et bustes antiques ou modernes » (c'est moi qui souligne) et qu'il aurait utilisé ce matériau pour des commandes destinées à l'étranger. Soulignons aussi la relative importance de son entreprise, tant par le nombre d'artisans et d'ouvriers employés que par la quantité et la diversité des modèles proposés dans ses catalogues. Ceux-ci, dont le premier a paru vers 1825 (voir plus haut), étaient mis à jour périodiquement. Il existe aussi un Tarif des objets de sculpture en carton-pierre, qui se trouvent chez Romagnesi, sculpteur, statuaire et ornemaniste, 52 pages, publié en 1834.
Il avait atteint d'ailleurs une telle célébrité dans les années 1840 qu'Henry Murger, dans Scènes de la vie de jeunesse, fait travailler dans ses ateliers le sculpteur Jacques, lequel, « habile dans l'exécution, ingénieux dans l'invention, [...] aurait pu, sans abandonner l'art sérieux, acquérir une grande réputation dans ces compositions de genre qui sont devenues un des principaux éléments du commerce de luxe ». A noter aussi qu'avant de devenir l'élève de Dupaty et, ensuite, en 1825, l'élève de Pradier, Antoine Étex avait travaillé chez lui.
Dans le contexte de tout ce qui précède, une réponse à notre question de départ pour quelles raisons Romagnesi s'est-il procuré un moule de la Bacchante? commence à émerger: ce fut, de toute évidence, en vue de commercialiser la statue sous forme de reproductions en carton-pierre ou en d'autres matériaux factices. Comme on l'a vu, il s'était engagé à en fournir gratis des épreuves à Pradier et à Ternaux-Rousseau. Son exploitation de l'œuvre ne s'est certainement pas arrêtée là. Figure-t-elle dans l'un ou l'autre de ses catalogues? C'est ce que je n'ai encore pu vérifier, n'ayant pas eu la possibilité de les compulser. En tout cas l'absence de la statue dans ces catalogues consacrés principalement, je crois, aux modèles d'ornements ne signifierait pas forcément qu'il n'en ait pas réalisé d'autres épreuves.
Alors, la Bacchante du musée de Genève serait-elle en carton-pierre plutôt qu'en terre cuite? J'ai posé la question à Claude Lapaire en suggérant que si il y avait un doute on pourrait faire faire une analyse chimique du matériau. Il m'a répondu à juste titre qu'il faudrait connaître au préalable la recette du carton-pierre de Romagnesi. En fait, la composition de base est connue: il s'agit d'un mélange de pâte à papier, de gélatine, de ciment, d'argile et de craie (voir à ce propos le site www.platre.com). Par ailleurs, des indications précises pour sa fabrication et son utililsation se trouvent dans différents ouvrages spécialisés, par example au chapitre VI du Manuel Roret: Nouveau manuel complet du mouleur, ou L'art de mouler en plâtre, carton, carton-pierre, carton-cuir, cire, plomb, argile, bois, écaille, corne, etc., Paris, 1850. Ce manuel est numérisé et peut être téléchargé ici. On pourrait donc éventuellement confronter les résultats d'une analyse aux recettes fournies par les manuels de ce genre.
A ce sujet il convient de signaler que selon le « Répertoire des fondeurs du XIXe siècle » de Bernard Metman, Romagnesi obtint en 1823 une médaille de bronze « pour son invention de "carton-pâte" » et ne fut donc pas « comme l'indique Lami, l'inventeur du carton-pierre ». S'il est vrai qu'il a pu réaliser certains de ses travaux en carton-pâte, toutes les autres sources que j'ai consultées (cf. Vergnaud-Romagnesi) insistent plutôt sur sa production en carton-pierre. Il faudrait néanmoins tenir compte de la composition des deux matériaux si jamais on fait analyser celui de la Bacchante de Genève.
L'ouvrage plus récent de Valérie Nègre, L’ornement en série: architecture, terre cuite et carton-pierre (Éditions Mardaga, Sprimont [Belgique], 2006), qui mentionne plusieurs fois Romagnesi (Louis-Alexandre), porte un certain éclairage sur cette question, en faisant ressortir l'assimilation progressive du moins en architecture de la terre cuite au carton-pierre et à d'autres matériaux similaires développés au 19e siècle:
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D'innombrables essais sont tentés pour mettre au point des matériaux résistants aux intempéries, facilement reproductibles et surtout capables d'imiter la pierre et le bois. On rêve de "marboriser le plâtre", de "fondre le marbre", "couler le bois", "mouler la pierre" et tout cela à grande échelle. Céramique, carton-pierre, plâtre, ciment, fonte, mastic, zinc et tant d'autres matières sont inventées, réinventées, perfectionnées [...]
La terre cuite cesse donc progressivement d'être une matière "naturelle" pour devenir un produit multiple et complexe. [...] Prenant le nom et l'apparence de la pierre, la terre cuite se range parmi les nombreuses substances qui contrefont ce matériau.[...]
Essentiellement employés pour la décoration intérieure et plus rarement à l'extérieur grâce à des vernis protecteurs, le mastic-pierre et le carton-pierre, ersatz du bois et de la pierre, permettent la reproduction d'éléments décoratifs, autrefois destinés aux maisons aristocratiques. Vers 1830, une gamme très complète d'éléments d'architecture accessible à la classe moyenne était disponible. De nombreux fabricants proposaient des perfectionnements et des variantes en carton-cuir, carton-toile, simultanément et dans différents lieux. [...]
Louis-Alexandre Romagnesi, comme Beunat possédait des dépôts en province, notamment chez les premiers fabricants de terres cuites toulousains Fouque, Arnoux et Cie. Un certain nombre d'ornements en terre cuite sont d'ailleurs directement copiés sur son catalogue. Ce qui montre bien la parenté étroite entre les moulages en carton-pierre, en argile et en plâtre. [...]
Plus on avance dans le temps, plus les matériaux de moulage sont nombreux, se ressemblent et imitent les matériaux "nobles". Les confusions sont fréquentes [...]
L'utilisation assez courante, à partir de 1840, de ciments artificiels moulés accentue l'ambiguïté entre les matières. Les fabricants d'éléments en terre cuite entretiennent eux-mêmes la confusion. [...]
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A la lumière de ces remarques, il est possible que le matériau utilisé pour la Bacchante du Musée de Genève ne soit pas de la terre cuite mais quelque autre matériau ayant l'apparence de la terre cuite. Quoi qu'il en soit, s'il s'agit bien d'une réplique du marbre Ternaux-Rousseau (ce qui reste à prouver), il tombe sous le sens qu'elle ait été réalisée avec le moule obtenu par Romagnesi en 1825, soit par Romagnesi lui-même, soit par quelque autre sculpteur ou fabricant qui s'en est servi ou qui avait accès à un modèle fourni par Romagnesi. On songe en particulier aux fabricants de terres cuites toulousains Fouque, Arnoux et Cie avec qui il aurait collaboré.
En fin de compte j'ai de plus en plus tendance à croire que la Bacchante conservée à Mexico n'est pas le marbre Ternaux-Rousseau mais une réplique exécutée d'après un moulage provenant directement ou indirectement des ateliers Romagnesi.
Pour mémoire, voici quelques autres sites et documents qui apportent des informations intéressantes sur les travaux de ce sculpteur:
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« Extrait du rapport fait à la société libre des Beaux-Arts, par M. le chevalier Alexandre Lenoir, sur le Cours complet d'ornemens, dessinés et lithograhiés par M. Romagnesi aîné », in Annales de la Société libre des Beaux-Arts, t. VI, année 1836, pp. 42-48.
Description d'un exemplaire du Recueil des dessins représentant les sculptures qui se trouvent dans l'établissement de L. A. Romagnesi [...], vente Drouot-Richelieu (Pierre Bergé & Associés) du 23 nov. 2010.
Une liste des œuvres de Romagnesi sur le site e-monument.net (qui lui donne par erreur les prénoms Joseph-Antoine) .
Une mention des sculptures en carton-pierre exécutées par la maison Romagnesi en 1843 pour l'église de Cléden-Cap-Sizun en Bretagne.
Une annonce concernant des « statuettes et animaux en plâtre et en bronze, signés de Pradier, Feuchères, David, Barye, Mène, Antonin Moine, Marochetti, Michel-Ange, Canova, etc. Imitations de bronze, de fer et de marbre, en carton pâte, surmoulées sur d'anciens modèles par Romagnesi », offertes en prime aux nouveaux abandonnés du journal Pandore.
James David Draper, « The fortunes of two Napoleonic sculptural projects », in The Metropolitan Museum of Art Journal, 14, 1980, p. 180-184 (étude consacrée en partie à Minerve protégeant l'enfance de S.M. le Roi de Rome, bas-relief exposé par Romagnesi au Salon de 1812; le sculpteur y est identifé avec les prénoms Joseph-Antoine).
Gérard Hubert, Les sculpteurs italiens en France sous la Révolution, l'Empire et la Restauration, 1790-1830, Thèse de Doctorat-ès-Lettres, U. de Paris, éd. de Boccard, 1964. (Je n'ai pas encore consulté cet ouvrage.)
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Faisons maintenant un petit retour à Mexico. Les photos que j'ai reproduites plus haut de la Bacchante en bronze la montrent installée dans un cadre quasi idyllique parmi les bosquets et les allées de l'Alameda. Hélas, la réalité est un peu différente. Une promenade virtuelle dans Google Street Views permet de la surprendre se morfondant à la limite du parc, cruellement exposée au bruit et à la pollution de la très passante avenue Juárez:
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La photo de gauche, où l'on peut la repérer au centre de l'image agrandie, nous donne une idée de l'emplacement navrant qui lui a été imparti. Certains des autres bronzes substitués aux marbres originaux n'ont malheureusement pas connu un meilleur sort.
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