Non, Pradier n’a pas moulé sur nature…
L’exposition « Bacchanales modernes! Le nu, l’ivresse et la danse dans l’art français du XIXe siècle » qui se tient au Musée des beaux-arts de Bordeaux jusqu’au 23 mai 2016, présente trois œuvres de Pradier: le beau dessin de l’ENSBA, de Une Nymphe, connue plus tard sous le titre de Bacchante couchée (cat. n° 19), L’enfance de Bacchus, dit aussi Le premier pas de Bacchus, plâtre du Musée d’art et d’histoire de Genève (cat. n° 38) et le marbre de Satyre et Bacchante conservé au Musée du Louvre (cat. n° 18) 1.
Dans le luxueux catalogue, dont la couverture offre une vue suggestive du Satyre et Bacchante, la notice consacrée à ce marbre relate « que le sculpteur Étex, élève de Pradier, diffuse l’anecdote selon laquelle le modelage de la bacchante aurait été réalisé d’après un moulage sur nature ». Malgré le conditionnel, cette information est reprise plus loin dans l’article « Les statues enivrées: nu, scandale et sculpture au XIXe siècle », dans lequel Sara Vitacca précise (p. 162) que, selon Étex, « la figure de la ménade aurait été réalisée d’après le moulage d’un modèle d’atelier ». Elle rappelle que cette pratique était, à l’époque, considérée comme inadmissible et qu’elle fut vivement reprochée à Clésinger quand celui-ci exposa, au Salon de 1847, Femme piquée par un serpent, en laissant dire que le sujet avait été moulé sur le corps d’Apollonie Sabatier, « laissant Pradier loin derrière » (p. 163). En revenant longuement sur la question du moulage sur nature et en citant une bonne partie de l’abondante littérature consacrée au sujet, l’auteur de l’article conforte ses lecteurs que la bacchante de Pradier est le résultat d’un moulage pris sur le vif.
L’affirmation est troublante et, nous semble-t-il, inédite. Publiée dans un catalogue qui certainement fera date, elle mérite d’être vérifiée.
Sara Vitacca ne manque pas de citer en note les mots mêmes d’Étex: « Il modela, et je l’aidai, d’après nature, son groupe de la Bacchante et du Satyre, acheté en marbre par M. Demidoff. » 2 Les termes d’Étex sont clairs: « Il modela … d’après nature, son groupe … ». Il n’est pas question de la seule bacchante, mais du groupe entier et il n’est pas question de moulage, mais de modelage. Modeler d’après nature, c’est travailler devant le modèle vivant, comme le fait Pradier qui va parfois jusqu’à demander à son modèle de revenir quand il s’attaque au marbre.
Antoine Étex (1808-1888) était entré dans l’atelier privé de Pradier en 1825. Il se présente sans succès au concours pour le prix de Rome en 1828, 1829 et 1830. D’octobre 1830 à l’été 1832, il séjourne en Italie. Dans sa brochure de 1859, il n’est pas tendre pour Pradier et il lui arrive de mélanger des faits et de s’attribuer des travaux auxquels il n’a pas pu mettre la main. Cependant, il a fort bien pu « aider » son patron dans la réalisation du modèle en plâtre de Satyre et Bacchante qui est mentionné le 28 janvier 1830 comme se trouvant dans l’atelier du sculpteur 3. Il a pu prendre part aux travaux préliminaires à la mise en œuvre de la terre, voire au modelage des accessoires ornant la base, ou tout simplement au moulage de la terre.
Par contre, rien ne permet de croire que Pradier ait moulé le groupe sur nature. Lorque le marbre est exposé au Salon de 1835, aucun des très nombreux commentaires publiés à l’occasion du Salon n’y fait allusion. Le plâtre du Musée des beaux-arts de Lille, qui est peut-être le modèle ayant servi au marbre, ne présente aucune trace de moulage sur nature. Une telle opération aurait laissé l’empreinte de l’épiderme et de la pilosité, comme on les voit sur les masques mortuaires.
Il est invraisemblable que le groupe entier ait pu être moulé sur nature. Sara Vitacca, sans s’en expliquer, imagine d’ailleurs que seule la bacchante l’ait été. Pourquoi supposer que l’artiste qui avait déjà composé plusieurs nus féminins de grandeur nature, très admirés par la critique, tels Une Nymphe, Psyché, Jeune chasseresse, Les trois Grâces et la Vénus d’Orléans, moule une bacchante de même taille 4 ? Pourquoi un membre de l’Institut et professeur à l’École des beaux-arts, aurait-il ainsi compromis sa réputation?
Le jeune Clésinger a pu le faire une vingtaine d’années plus tard, en moulant le corps d’Apollonie pour sa Femme piquée par un serpent, peut-être autant parce qu’il n’était pas sûr de ses capacités que par bravade au moment où son ami Courbet affirmait les droits du naturalisme.
Notes
1
Sur ces œuvres voir aussi Claude Lapaire, James Pradier (1790-1852) et la sculpture française de la génération romantique. Catalogue raisonné, Milan, 5 Continents, et Lausanne, SIK-ISEA, 2010, cat. nos 10-11, 62-64 et 243-244.
2 Antoine Étex, J. Pradier, étude sur sa vie et ses ouvrages, Paris, chez l’auteur, 1859, p. 28.
3 Guillaume Henri Dufour note dans son journal, sous le jeudi 28 [janvier 1830]: « J'ai vu M. Pradier dans son atelier [...]. Il y avait dans l'atelier [...] quelques statues finies et d'autres en plâtre parmi lesquelles un groupe remarquable d'une bacchante et d'un satyre » (Genève, arch. Dufour, MXVII).
4 Pour écarter toute équivoque, il convient de rappeler que les moulages sur nature de membres humains, d’animaux, de draperies, etc., accompagnés de moulages pris sur des statues antiques, servent depuis longtemps de références aux sculpteurs. On les voit suspendus ou rangés le long des murs de l’atelier. Pradier, comme tous ses collègues, en avait, s’en servait et les mettait à la dispositions de ses élèves.
A lire aussi :
→ Infos: Site du Musée des beaux-arts de Bordeaux
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